
« Où sont des morts les phrases familières, l’art personnel, les âmes singulières ? »
Paul Valéry, Le cimetière marin (1920)
Quand les gardes-côtes libyens ont intercepté leur canot, Farah, sa femme et leur bébé étaient en mer depuis douze heures. Ils fuyaient la Libye, après plusieurs mois de torture. Dans un triste hangar, Farah était battu et sa femme violée par des bandes criminelles libyennes tentant d’obtenir une rançon de leurs proches. « Je savais qu’il valait mieux mourir que retourner en Libye, mais ils nous ont menacés avec des armes », se souvient le jeune Somalien. La suite de son récit se passe à Tripoli. Sept mois de détention : « Il n’y avait pas de nourriture ou de soins pour mon bébé. Elle est morte à huit mois. Elle s’appelait Sagal. »
Rapporté par Amnesty International [1], ce témoignage n’a rien d’extraordinaire. Qu’ils proviennent d’ONG ou qu’ils émanent de l’ONU, les rapports se répètent : la Libye est un pays en guerre, une terre d’esclavage et d’horreurs. (...)
Au printemps 2018, l’extrême droite accède au pouvoir en Italie. À peine nommé ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini restreint l’accès aux ports transalpins.
Désormais, à chaque sauvetage, la même question se pose : où débarquer les personnes recueillies ? D’après le droit maritime international, les rescapés doivent être déposés dans le « port sûr » le plus proche. Mais Malte n’en veut pas et l’Italie non plus. Ces refus sont clairement illégaux, mais Salvini s’en moque : au cours de l’été 2018, il bloque même l’entrée au port d’un bateau de ses propres gardes-côtes.
Avant d’autoriser un débarquement, l’apprenti Duce exige que d’autres pays européens s’engagent à accueillir les naufragés : l’Italie, dit-il, ne peut à elle seule prendre en charge tous les migrants sauvés en Méditerranée centrale. Mais les autres États rechignent. Presque systématiquement, les bateaux restent bloqués plusieurs jours en mer, avant que l’Europe finisse par se mettre d’accord. Cela concerne aussi la marine marchande, dont les navires ont également sauvé des dizaines de milliers de personnes ces dernières années. Sachant qu’ils auront du mal à les débarquer, ces bateaux, aux plannings de livraisons souvent serrés, peuvent être tentés de ne pas s’arrêter… (...)
les magistrats italiens redoublent d’inventivité. SOS Méditerranée se voit reprocher d’avoir mal trié ses déchets, en l’occurrence des vêtements portés par des migrants. « Ils étaient dans nos poubelles et allaient se faire incinérer, précise Sophie Beau. Mais apparemment, il aurait fallu les séparer du reste de nos déchets, parce qu’il y avait des risques infectieux ! Nous avons été poursuivis pour ce motif, avec une demande de mise sous séquestre de l’Aquarius. En novembre 2018, nous avons dû renoncer à l’affréter, parce qu’on risquait de se faire arraisonner dès qu’on repartirait sur la zone de détresse. » En 34 mois, 29 523 personnes avaient été sauvées par l’Aquarius. Ça ne pouvait plus durer. (...)
Plusieurs rapports ont prouvé la complicité des gardes-côtes libyens avec les trafiquants d’êtres humains. Pourtant, l’Europe les finance généreusement. Cet hiver, la France a annoncé qu’elle allait leur fournir six bateaux. Pis encore : à l’été 2018, la coordination des secours leur a été confiée pour une vaste zone de la Méditerranée. Il revient donc à ces « gardes-côtes » d’indiquer aux bateaux de secours un « port sûr » où débarquer les personnes sauvées. Absurde : dans cette Libye en pleine guerre civile, il n’existe pas de « port sûr ».
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Début mai, victoire ! Déboutant son gouvernement, la justice néerlandaise autorise le Sea Watch à repartir en mission. Quelques jours plus tard, il porte secours à 65 personnes. À la recherche d’un port, il reste un temps bloqué au large de Lampedusa. Le 19 mai, l’équipage est autorisé à débarquer les rescapés, mais le navire est confisqué. Salvini exulte : « Le capitaine du Sea Watch est maintenant poursuivi pour aide à l’immigration clandestine, mieux vaut tard que jamais ! »
Au ministre italien, Ruben Neugebauer répond vertement : « Salvini accuse régulièrement les ONG de trafic d’êtres humains. Mais les seuls qui en sont vraiment complices, ce sont les gouvernements européens, parce qu’ils soutiennent les soi-disant gardes-côtes libyens. Nous, ce qu’on fait, c’est de la recherche et du sauvetage en mer. Et chaque jour que notre bateau passe sous séquestre met en danger des vies humaines. » (...)
Carole Rackete risque dix ans de prison pour « résistance ou violence envers un navire de guerre ».
Ce même samedi 29 juin, deux navires de sauvetage, l’Open Arms et l’Alan Kurdi, voguent vers la Libye, ignorant les menaces de Matteo Salvini. SOS Méditerranée espère toujours repartir avec un nouveau bateau. À l’aube, les derniers rescapés du Sea Watch posent le pied sur la terre ferme. En Italie, et non en Libye. Ils sont vivants. À cet instant, c’est le plus important. (...)