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Attac France
La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka
Article mis en ligne le 22 février 2014

Les dirigeants de l’opposition « pro-européenne » de l’Ukraine, après avoir refusé fin janvier 2014 des postes gouvernementaux offerts par le Président Ianoukovic [1], sont allés chercher à Munich, dans l’ombre d’un sommet sur la sécurité, l’aide des dirigeants occidentaux. Ils ont rapporté des promesses. Mais lesquelles ?

Catherine Ashton, « ministre des Affaires étrangères » de l’Union européenne, dans un entretien publié le 3 février par le Wall Street Journal, a annoncé que l’UE prépare, avec les États-Unis, « un important programme d’assistance financière pour l’Ukraine ». Mais qu’y aurait-il de nouveau dans le « plan ukrainien » occidental par rapport à ce qui était offert par l’UE à l’Ukraine lors du sommet de Vilnius en novembre 2013 ? De quelle « aide » s’agit-il ? Et serait-elle contradictoire avec celle obtenue par le président Ianoukovitch auprès de Vladimir Poutine en décembre (sans que l’Ukraine soit pour l’instant membre de l’union douanière avec la Russie) ?

Outre la baisse du prix de l’énergie, la Russie a effectué en décembre 2013 un premier versement de 3 milliards d’euros sur les 15 milliards promis. À la suite de la démission du Premier ministre ukrainien le 28 janvier, les autorités russes ont annoncé que le versement des 11 milliards suivants dépendrait du gouvernement mis en place à Kiev. En attendant, la « bataille d’Ukraine » [2] entre Russie et UE/États-Unis se poursuit, au risque de l’éclatement du pays.

Quels sont les enjeux sous-jacents d’une crise aux rebondissements largement imprévisibles ?

(...)

Le soutien explicite des États-Unis et des diplomaties européennes aux manifestants – autant que le chantage russe sur les prix de l’énergie et les accords commerciaux – illustre l’importance d’enjeux économiques géostratégiques sous-jacents. En pleine crise politique, en décembre, l’envol du président ukrainien Ianoukovitch vers la Chine, avant qu’il ne se rende en Russie a été peu souligné : les accords croissants noués avec Pékin visent à atténuer les dépendances de l’Ukraine envers sa « troïka » – UE, FMI et Russie. (...)

Il faut y regarder à la fois de plus près et en dynamique (tout en étant prudent sur ce que peut cacher l’attentisme d’une grande partie des 40 millions d’habitants qui ne s’expriment pas à Maïdan). Mais il est sûr que de l’eau a coulé sous les ponts, non seulement depuis la Révolution orange de 2004, mais aussi depuis le retour de partis dits pro-russes par les urnes en 2010. (...)

Comme les Indignés de Bulgarie [8], le mouvement est à la fois critique des partis et de divers bords idéologiques, dans le contexte d’un profond brouillage des étiquettes. Dans les manifestations de l’Euro-Maïdan, le « Bleu et Jaune » a remplacé l’Orange des dirigeants libéraux de 2004. Mais bleu et jaune, ce sont tout autant les couleurs de l’Ukraine dans sa diversité, que celles du drapeau d’une UE idéalisée ou encore celles du parti Svoboda/Liberté (sur fond bleu où se dressent trois doigts jaunes), entré au Parlement avec plus de 10 % des voix, et qui commémore les bataillons SS, détruit une statue de Lénine ou demande l’interdiction du Parti communiste. La présence active des groupes néo-nazis de Svoboda et ses actions polarisent les manifestants eux-mêmes, sans qu’il soit aisé de mesurer la part de soutien et de défiance, voire de rejet et de confrontations – notamment avec les courants d’Action directe, d’inspiration anarchiste et plus largement avec le « Maïdan de gauche », qui peine à se faire entendre dans des manifestations très ancrées à droite [9].

La presse occidentale s’est évidemment majoritairement réjouie, moyennant quelques exceptions [10], des manifestations de popularité dont l’UE a bien besoin en ces temps de crise. Pourtant, c’est surtout la violence des forces spéciales – les Berkut – contre quelques centaines de manifestants pro-UE qui a fait descendre dans la rue des centaines de milliers de protestataires. (...)

Si les scénarios et situations ne sont pas identiques, en gros, la périphérie de l’Est de l’UE (contrairement à celle du Sud) a joué le rôle d’accélérateur du dumping social (avec des salaires qui rivalisent avec ceux de la Chine) et fiscal (avec l’introduction et l’extension de la flat tax, impôt unifié sur le revenu et le capital, abaissé pour attirer les investissements directs étrangers (IDE). La pénétration massive de ces derniers dans la sphère financière a favorisé une croissance avant 2008, basée sur un fort endettement privé, dans un contexte d’appauvrissement massif pendant deux décennies. Ce qui fut présenté comme une garantie de succès – la dépendance envers l’UE – est devenu une source majeure d’instabilité. (...)

À la veille de la rupture, le président Ianoukovitch demandait à l’UE (et aux États-Unis) une aide, face aux pressions du FMI pour honorer ses échéances de court terme, et une compensation de 20 milliards d’euros pour le coût que la Russie infligerait au pays en cas de signature de l’accord d’association. Il demandait en outre une réunion et une concertation avec la Russie, l’UE et l’Ukraine simultanément.

La réponse de l’UE fut claire : elle était prête à se substituer au FMI pour un coup de main, mais... à la condition que soient appliquées les réformes demandées par le FMI. Quant aux compensations, il n’en était pas question. Enfin, les accords d’association étaient contradictoires avec toute participation à l’Union douanière avec la Russie. (...)

globalement, la réalité est que l’UE avait bien davantage intérêt à la signature de l’Ukraine à Vilnius que l’inverse – pour des raisons symboliques et géopolitiques qui font partie des rapports de force. Mais le repoussoir des régimes politiques actuels en Russie et de son capitalisme oligarchique et violent sert de miroir à l’UE pour se montrer « la plus belle ». Et dans l’argumentaire néolibéral qui se présente comme scientifique contre l’arbitraire des partis aux pratiques dirigistes, la « concurrence libre et non faussée » apportera les moindres coûts et la satisfaction des besoins, forcera à la transparence contre la corruption, protégera les libertés – avec une part de vérité dans ces mensonges d’autant plus acceptés que l’expérience n’en a pas été faite : en Europe de l’Est, ce sont éternellement les « entraves » à la libre entreprise et à la compétitivité (des salaires) ou « l’incomplétude » de la transition vers le capitalisme [22] qui sont présentées comme la cause du chômage et de la dégradation sociale. Le « mauvais capitalisme » – de l’Est – essentiellement marqué par la corruption, doit être chassé par « le bon ». (...)

les pratiques de grande puissance de la Russie étant réelles, pragmatiquement, c’est vers les “pays émergents”, et notamment les BRICS [25] sans R, que s’est tournée l’Ukraine pour tenter d’atténuer les pressions Russie/UE et FMI. La Chine est devenue son troisième partenaire commercial en 2009. Elle lorgne vers les terres ukrainiennes, et, déjà, treize accords de coopération ont été signés en septembre 2010 (...)

L’incertitude la plus grande règne sur l’évolution de la crise ouverte en Ukraine. Mais la mobilisation concernant les enjeux internationaux était bel et bien retombée début 2014 – en l’absence d’offres européennes concrètes à mettre en balance avec la besace du président ukrainien remplie de cadeaux russes : finalement, tout restait ouvert à plus long terme, puisqu’il n’y avait aucun accord conclu. Mais de part et d’autre, les accords sont empoisonnés s’ils ne sont pas soumis à un radical contrôle social et subordonné à des buts explicitement formulés par les populations concernées. (...)

Les enjeux sous-jacents sont en effet importants – mais lesquels et pour qui ? (...)

Le choix n’est pas entre régime oligarchique et Svoboda. Ni entre « l’Europe » et la Russie. La souveraineté populaire ukrainienne ne sera réelle qu’avec une profonde démocratie sociale et politique, au cœur d’une « grande Europe » à construire, qui reconnaîtrait pleinement le droit d’autodétermination de toutes ses composantes, tout en rejetant la domination des oligarques autant que des marchés financiers.