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La non-mixité a-t-elle droit de cité ?
Article mis en ligne le 22 mars 2021

Cinquante ans après le Mouvement de libération des femmes, la non-mixité politique est une stratégie qui divise plus que jamais. Pourquoi est-elle jugée si menaçante lorsqu’elle est revendiquée par des femmes, et plus encore aujourd’hui par des personnes « racisées » ?

Des ateliers réservés aux femmes noires. Voilà ce qui a mis le feu aux esprits au printemps dernier. Le collectif Mwasi – qui signifie « fille » ou « femme » en lingala, langue parlée en République démocratique du Congo – était alors dans les préparatifs du festival « afroféministe » Nyansapo accueilli cet été par la ville de Paris. Et les organisatrices avaient prévu de mettre en place quelques espaces de discussion non-mixtes. (...)

En deux temps, trois mouvements, la polémique a enflé. Première à s’enflammer, la fachosphère. Puis à son tour, la Licra a dénoncé un festival « interdit aux Blancs », qui se complairait selon SOS Racisme « dans la séparation ethnique ». Comme à son habitude, l’essayiste Caroline Fourest s’est pour sa part attaquée à « un féminisme communautaire, simpliste et dangereux », tandis qu’Élisabeth Lévy, rédactrice en chef du journal Causeur, a déploré « une façon raciste d’aborder l’antiracisme ». Plus étonnant, l’élue socialiste Anne Hidalgo s’en est mêlée. Ainsi la maire de Paris a-t-elle menacé de contacter le préfet de police pour faire interdire l’événement. Avant de rétropédaler. « C’est bien la première fois qu’une élue de gauche parle d’interdiction de réunions non-mixtes, dont on sait qu’elles devaient se tenir dans un espace privé », s’étrangle la politologue et militante Françoise Vergès.

L’an passé, à Reims, un séminaire de formation à l’antiracisme baptisé Camp d’été décolonial, réservé « aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français », avait déjà fait couler beaucoup d’encre. (...)

Une rupture symbolique et théorique

Est-ce parce que cette non-mixité est désormais revendiquée par des groupes « racisés » qu’elle dérange autant ? Ou bien parce que la France est allergique aux revendications identitaires et aux outils qu’elles se donnent ? Autrement dit, est-ce une spécificité hexagonale que de critiquer, au nom de l’universalisme républicain, la stratégie de l’entre-soi ? Une chose est sûre, le procédé ne laisse pas indifférent.

En 2016, quand des féministes ont mis en place des commissions non-mixtes sur la place de la République, pendant la Nuit debout, les associations féministes – hormis Ni putes ni soumises – se sont montrées solidaires. Mais d’aucuns ont quand même eu du mal à le digérer, à commencer par Le Figaro qui leur a consacré un article titré « Nuit debout : quand les hommes "blancs" et "cisgenres" [le contraire de transgenre] se font exclure », suspectant cette initiative de sexisme à l’envers doublé de racisme anti-blanc. (...)

De telles attaques n’ont en effet rien de nouveau. Dans les années 1970, le MLF décide que ses assemblées générales seront non-mixtes pour s’épargner les remarques sexistes, les insultes et autres tentatives d’intimidation, et pour éviter que les hommes ne monopolisent la parole dans ces réunions. (...)

Alors que des hommes pouvaient auparavant se dire féministes, ce terme se trouve dès lors réservé à celles qui font l’expérience de l’oppression dans leur chair. Pour pouvoir revendiquer l’étiquette, il ne suffit plus de compatir, il faut pâtir soi-même des inégalités de sexe. Dans les manifestations, s’affichent avec humour, souvent, des mots pour le dire : « Ne me libérez pas, je m’en charge », « Une femme a autant besoin d’un homme, qu’un poisson rouge d’une bicyclette », etc. Au début, ces groupes non-mixtes suscitent donc l’incompréhension, même à gauche. Certains leur reprochent notamment de mettre en avant une cause particulière et d’affaiblir la lutte des classes.

« Les revendications spécifiques des féministes ont été très longtemps mises sous le boisseau dans les partis et les syndicats. Le Parti communiste, par exemple, a eu du mal à prendre en compte les revendications spécifiques des femmes », ajoute l’historienne Michelle Zancarini-Fournel. Néanmoins, contrairement à aujourd’hui, la première Coordination des femmes noires ne soulève pas tant de débats lors de sa création en 1978. « Ça ne "comptait" pas. Elles n’ont pas rencontré d’hostilité ouverte, mais une indifférence », relève Françoise Vergès. Ces Africaines et ces Antillaises qui ne se reconnaissent pas dans le MLF ne parviennent pas à faire entendre leur voix.

Un problème français ?

La crainte de la non-mixité politique n’est pas une spécificité française. Dans les années 1960, les mouvements séparatistes noirs aux États-Unis essuient déjà des critiques qui ne se sont pas éteintes depuis. (...)

« La non-mixité comme signe d’un questionnement de l’ordre social, avec pour objectif la justice sociale, qui est donc le fait de minorités, a toujours et partout été perçu comme menaçante », affirme Françoise Vergès.

Il n’empêche que la France occupe une place à part. La réprobation contre les mouvements non-mixtes y est portée par des milieux qui se veulent progressistes. Elle s’articule à la défense d’une laïcité fermée ainsi qu’à la dénonciation du multiculturalisme, et trouve sa caution théorique et politique dans un discours sur l’égalité républicaine. (...)

L’épouvantail de « l’identité »

Mais force est de constater qu’il est des espaces non-mixtes qui dérangent plus que d’autres. Les assemblées d’hommes qui sont encore la norme dans le monde de l’entreprise, comme en de nombreux endroits, ne suscitent pas l’indignation. C’est que l’universel qui se veut indifférent au genre comme à la couleur de peau n’est neutre qu’en apparence. (...)

À l’évidence, cette injonction ne s’applique pas à tous. « Les catégories d’individus ne sont pas toutes considérées sous les mêmes auspices. Quand vous menez des recherches sur les femmes, on vous reproche de travailler sur un groupe "particulariste", mais on ne s’en offusque pas quand vous choisissez un objet d’étude comme les chrétiens ou les gaullistes », relate Michelle Zancarini-Fournel. « Personne n’aurait le toupet de vouloir interdire des réunions de toxicomanes anonymes au motif que les personnes qui ne se droguent pas n’ont pas le droit d’y aller ! », renchérit Philippe Mangeot, ex-président d’Act Up et co-auteur du film « 120 battements par minute ». En revanche, quand un de ses amis a décidé de constituer à l’intérieur un sous-groupe de gays, pas sûr que l’initiative ait recueilli la même adhésion. Pourtant, explique Philippe Mangeot, « la structure même de l’échange de la parole dans ces réunions fait que ce copain n’avait pas envie de soupçonner la moindre homophobie chez les autres. Dans ce cas, renoncer à la mixité représente la condition d’un échange juste et fécond. » (...)

La non-mixité des réunions syndicales ne choque plus personne non plus, alors que selon Francis Dupuis-Déri, professeur québécois en sciences politiques, elle rappelle le principe de certains rassemblements féministes : « Dans une assemblée syndicale, on n’invite pas le patron pour voter avec nous ! » Quoique réprimée à ses débuts, l’idée a fait son chemin et s’est imposée comme une évidence à mesure qu’elle s’institutionnalisait. (...)

Quel espace commun ?

« L’exclusion des femmes comme sujets politiques s’aggrave ici du fait que s’y ajoutent des revendications propres aux minorités de couleur », résume Michelle Zancarini-Fournel. Dans les pays anglo-saxons qui revendiquent leur multiculturalisme, la question de la non-mixité se pose en toute logique de manière moins aiguë. Cette différence est d’ailleurs assumée en France, au point que le modèle américain fonctionne ici comme un repoussoir : on peut être fasciné par le côté romanesque de Malcolm X et rejeter en même temps le « communautarisme » des États-Unis. (...)

« La non-mixité doit être envisagée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un moyen et non pas une fin en soi, qui doit en tous les cas se conjuguer avec des moments de luttes communes », avancent Stefanie Prezioso, professeure à l’université de Lausanne, et Audrey Schmid, déléguée syndicale, dans la revue suisse Solidarité(s). Pour mémoire, on oublie souvent qu’aux États-Unis, dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement Black Power, considéré comme extrémiste et dangereux, a aussi été capable de créer des coalitions interraciales dites « arc-en-ciel » (...)