
Dans le cadre des actions du collectif des cinéastes, Camille Louis et Etienne Tassin (1) se sont rendus à Calais et Dunkerque. Dans cette lettre ouverte à la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, ils expliquent pourquoi « en détruisant tout ce qui rend la vie humaine on la rend inhumaine ; et donc détestable. En rendant la vie détestable dans le camp on la rend détestable dans la ville.
L’argument officiel est qu’il faut diminuer la population du camp en la restreignant à la population logeable dans les conteneurs. Pour cela, on détruit les installations construites par les migrants pour se loger, mais aussi les installations qu’ils ont édifiées pour que leur existence ne soit pas une pure survie animale dans des conditions désastreuses : lieux de culte, lieux de réunion, bibliothèque, école, infirmerie, centres d’informations et d’entraide, etc. Autant de lieux de convivialité qui rendent la vie dans le camp supportable ; ou tout simplement humaine. En détruisant tout ce qui rend la vie humaine on la rend inhumaine ; et donc détestable. En rendant la vie détestable dans le camp on la rend détestable dans la ville. C’est à quoi s’emploient uniquement les pouvoirs publics depuis des années.
Or,
1. On va détruire une école, une infirmerie, une bibliothèque : est-ce ainsi qu’on résout un « problème » ?
Les migrants, avec l’aide d’associations d’entraides et l’appui d’institutions républicaines traditionnelles importantes (La ligue de l’enseignement, la FOL, le soutien de l’inspection académique, etc…), ont édifié des bâtiments en bois pour accueillir une école pour enfant, une école pour adulte avec un service wifi et des ordinateurs, une infirmerie avec un service de gynécologie. Ce centre, nommé « La nouvelle école laïque du chemin de dunes » a été inauguré samedi 6 février 2016 en présence d’un nombre considérable d’enfants et de parents migrants mais aussi de militants, d’associatifs, de voisins… Résultats d’un effort gigantesque de la part de migrants – à commencer par Zimako, demandeur d’asile nigérian en France –, d’un dévouement impressionnant de bénévoles – dont au premier chef Virginie, Nathalie, Olivier … – , d’investissements considérables également de la part des citoyens du Calaisis, ces baraques en bois saines et viables, vont permettre de déployer les éléments d’une socialisation commune entre migrants de nationalités différentes, enfants et adultes confondus. Tout comme ils donnent la possibilité aux personnes extérieures au camp, venant non simplement de Calais ou de France mais d’un peu partout en Europe et dans le monde, de passer du temps avec les habitants de ce que l’on continue de nommer « la Jungle » mais qui, à partir de tels espaces de partages égalitaires, doit être nommé, comme le suggérait Zimako : un forum. Forum, espace commun, espace d’égalité et espace où le soin est accordé non seulement aux enjeux de survie qui sont des plus alarmants dans le camp (une infirmerie a été aménagée en ce sens dans le périmètre de l’école, tout comme des sanitaires un peu moins dégradés…) mais à ceux, tout simplement, du droit à la vie digne. À la vie d’hommes et de femmes qui, ici, témoignent de la réalité catastrophique d’un monde en train de se faire…sans nous.
C’est cette structure où l’on apprend, précisément, à faire ensemble, à penser et à agir ensemble qui, à peine inaugurée, va être détruite puisqu’elle se situe dans la zone sud du camp. Quel argument pourrait, véritablement, justifier cette destruction ? Au nom de quoi décide-t-on de raser et d’évacuer ce qui tient lieu, en réalité, non plus d’une « zone du camp » mais de ce que nous devons défendre comme un espace public et une formidable expérience citoyenne. Au sens fort du terme. (...)
La première chose intelligente que le gouvernement a à faire est d’améliorer les conditions de vie et d’accueils des migrants afin d’améliorer les conditions de vie des Calaisiens. Au lieu de détruire la jungle, l’équiper ; au lieu de faire fuir les migrants, les retenir ; au lieu de les ignorer et de les humilier, les accueillir et les héberger (voir ce que fait la Suède avec un succès considérable), au lieu de les isoler derrière cette zone tampon et ces barrières concentrationnaires, les mêler le plus possible à la population locale et cultiver les réseaux d’entraide et de coopération (proposer des activités aux adultes, prendre en charge les enfants, créer des réseaux d’entraides de femmes …). Ce n’est pas avec des barrières qu’on protégera la perfide Albion de ces nouveaux venus, c’est en les accueillant en France. Et au lieu de transactions occultes et de marchandages inavouables avec la Grande Bretagne, l’Etat français s’honorerait de proposer ici aux migrants le havre qu’ils croient pouvoir trouver de l’autre côté de la Manche. De cette façon, sa politique affichée d’incitation aux demandes d’asile serait réelle et plus efficace.
– La deuxième chose qu’il a à faire est très, très, très simple : faire partir les CRS. Ce qui reviendrait à diviser par cent la conflictualité entre Calaisiens et migrants. (...)
Soit :
1. Créer une cité – pas une zone mais un lieu d’urbanité – au lieu d’une jungle, donc établir des relations entre une ville sauvage qui est le monde des migrants et une autre qui est le monde des Calaisiens ; et non pas entretenir les conflits entre une jungle et une ville.
2. Substituer aux forces de l’ordre ces agents de la paix que sont les acteurs solidaires, bénévoles ou associatifs ; les cantonniers, les infirmier.e.s, toutes celles et ceux qui travaillent au bénéfice des services à la personne, des écoles, des centres culturels, des lieux d’activités artistiques, des emplois au service de la municipalité, etc… C’est facile, et il est infiniment moins coûteux de subventionner des services publics dans un milieu urbain que d’entretenir des compagnies de CRS autour d’une jungle.
3. Peut-on suggérer aux autorités municipales, régionales, préfectorales, gouvernementales de laisser la jungle se constituer en paysage urbain parsemé d’habitations de fortune, certes, mais équipées, et d’inciter les Calaisiens à y venir pour rencontrer ses habitants, partager avec eux des moments, des repas, des activités : tout ce qui se fait déjà en somme ! Avec les multiples bénévoles ou visiteurs qui se rendent dans la jungle car elle est pour eux tous, pour nous tous, une expérience politique dont on ne peut plus se laisser déposséder ? Conséquence : une baisse de 90% de l’animosité entre populations.
Il suffit que la jungle devienne ville pour que la ville cesse d’être une jungle.