
La domination adulte opprime profondément les jeunes. Les "enfants" sont aujourd’hui réputés particulièrement vulnérables et vivent sous l’emprise d’un statut de "mineur" qui, sous prétexte de protection, leur retire l’exercice des droits fondamentaux qui sont reconnus aux majeurs, aux "adultes". Ce statut de mineur entérine en fait de nombreuses sujétions et partant, de nombreuses violences.
La famille est ainsi l’institution sociale la plus criminogène qui soit, mais l’école est aussi un lieu privilégié d’exercice d’un ordre adulte oppressif. Ce livre rappelle les nombreuses luttes - habituellement passées sous silence - menées par des "mineurs" contre leur condition, contre les discriminations fondées sur l’âge et pour l’égalité politique. Leur donnant la parole, il questionne aussi bien les idées d’enfance et de protection que celle de minorité. C’est aussi la notion même d’éducation qui est ici interrogée. Il nous convie de façon inédite à un véritable voyage révolutionnaire au sein des rapports adultes/enfants, dont notre vision du monde ne sort pas indemne. De ce livre utile, ré-ouvrant un champ de réflexion trop longtemps refermé, voici la présentation par Christine Delphy. (...)
Jusqu’au vingtième siècle, les enfants, comme les femmes, comme les frères cadets et les sœurs célibataires vivant dans la famille, étaient une force de travail gratuite pour le chef de famille. Qu’il utilisait comme il voulait. Souvent en « plaçant » ses enfants comme domestiques chez d’autres agriculteurs ou artisans ou bourgeois, qui lui versaient le salaire de la fille ou du fils.
Aujourd’hui, ceci scandaliserait, dans les pays occidentaux. « Pourquoi ces enfants ne sont-ils pas à l’école ? » demandent régulièrement des journalistes français dans des reportages sur l’Inde ou l’Ethiopie, sans se demander si, pour commencer, il y a des écoles. Il n’y a souvent pas d’écoles, ou pas assez, ou trop loin. Mais surtout, les pères ne veulent pas se priver de la main d’œuvre de leurs enfants. Le système qui était majoritaire il y a seulement 100 ans dans une Europe essentiellement rurale, est le système qui est le plus répandu dans le monde, un monde où 80% de la population vit de l’agriculture et où prédomine le mode de production domestique.
C’est un mode de production qui ne se limite pas à notre « famille conjugale », mais concerne une famille élargie beaucoup plus grande, et qui fixe, à chaque échelon de parenté avec le chef, les devoirs et les privilèges. Les droits humains, fondés sur la notion de personne, ne peuvent exister car les individus ne sont pas, par définition, égaux entre eux, mais au contraire définis par leur inégalité même : à un degré de parenté du chef de famille, à deux, à trois, etc. Et de plus, femmes ou hommes. Et enfants ou adultes. Et libres ou esclaves.
Le statut d’enfant – le statut de « mineur » – est, y compris dans nos sociétés « développées », un statut d’infériorité sociale générale, d’incapacité légale, de subordination, et d’appropriation. On le voit bien dans les cas de divorce, la question est : à qui appartiennent les enfants ? Les enfants sont des propriétés.
Yves Bonnardel s’attaque à cela, en déconstruisant la discrimination fondée sur l’âge, qui repose sur l’idée que certaines capacités sont nécessaires pour disposer de soi – pour être propriétaire de soi. Peut-être : mais alors, pourquoi ne pas les définir, et puis les mesurer ? Au lieu d’estimer que l’âge en est un indicateur suffisant ? Alors que nous savons toutes et tous qu’il n’en est rien ?
Mais d’abord, il a essayé de restituer la condition d’enfant « non pas telle que la présentent les adultes, mais autant que possible telle qu’elle émerge des paroles des mineurs ». Dans ces paroles, il trouve la confirmation que la domination adulte est marquée au sceau de la violence et de la contrainte. (...)
notre éducation continue d’être marquée par la croyance chrétienne que nous naissons habités par le diable, et qu’il faut le faire sortir de nos corps à coups de coups et de punitions, qu’il faut nous « mater » dès le plus jeune âge [1].
Dans toutes les sociétés connues, les enfants sont les possessions de leurs « parents » – quelle que soit la façon dont ceux-ci sont désignés. Les dispositifs consacrés en Occident à la protection de l’enfance, quand on regarde de près leur action dans les cas de violence avérés, sont en réalité là pour réaffirmer le droit supérieur des parents. Les enfants, les jeunes de notre société, sont livrés, sans contrôle de la communauté, à l’arbitraire d’un ou deux individus. On pense que les agressions sexuelles sur les enfants, qui sont en majorité le fait des parents – enfin, surtout des pères ou des oncles et grand-pères – sont dues aux particularités psychologiques des agresseurs. Mais ces agresseurs sont en réalité « Monsieur-tout-le-monde ». En fait ils sont dus à ce que les mineurs n’ont pas le droit de disposer d’eux-mêmes. On découvre maintenant que l’inceste est fréquent : mais il l’a toujours été. Simplement, avant, il existait un consensus pour ne pas en parler, pour faire comme si cela n’existait pas, alors qu’en fait, c’était tout simplement permis, à condition de ne pas le révéler. Si fréquent que Freud a renoncé à en parler, et en toute connaissance de cause, l’a maquillé en « fantasme » des victimes. (...)
Ce livre est important, parce qu’il met en cause non seulement le statut de mineur, mais du coup aussi son autre complémentaire, le statut de majeur : ce livre, dit Bonnardel, est « un plaidoyer pour l’égalité enfants-adultes ». Et cette proposition fait partie, pour lui, d’un projet plus large, contre « les dominations qui fondent notre monde commun et qui sont des rapports de pouvoir structurels qui empêchent tout un chacun de déployer et d’offrir véritablement toute sa richesse, son inventivité, sa fantaisie, son individualité, sa liberté, son amour et sa joie ». Un projet utopique ? Certes : mais n’est-ce pas ainsi que commencent tous les projets politiques ?