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« La "croissance verte" est une mystification absolue »
16 juin 2015 / Entretien avec Philippe Bihouix
Article mis en ligne le 20 juin 2015
dernière modification le 16 juin 2015

Auteur de L’âge des Low Tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, l’ingénieur Philippe Bihouix alerte sur l’épuisement croissant des ressources de métaux. Et souligne que, en raison de leur besoin de métaux rares, les énergies nouvelles ne sont pas la panacée : une énergie illimitée et propre est un mythe, il faut... économiser, recycler, relocaliser. Un entretien énergisant.

Reporterre - Cinq ans après la sortie de votre livre Quel futur pour les métaux ?, votre diagnostic reste-t-il d’actualité ?

Philippe Bihouix - Mon diagnostic concernant la raréfaction des métaux reste vrai. Il ne peut pas changer, parce que la partie accessible et exploitable des ressources minérales et métalliques est limitée. Ces ressources peuvent être très importantes mais elles sont finies, comme peuvent l’être les ressources d’énergie fossile – pétrole, charbon, gaz – non renouvelables, ou les ressources forestières, halieutiques, et autres, si on les exploite à une vitesse excédant leur taux de renouvellement. Avec une quantité de ressources finie, un pic de production, suivi d’une baisse, est incontournable. C’est mathématique. Comme il y a un pic pétrolier, il y aura un pic énergétique puis, comme production d’énergie et exploitation des ressources sont liées, il y aura au final un pic de tout.

Cela semble inadmissible pour certains, qui s’accrochent au fait que l’énergie solaire incidente est plusieurs milliers de fois supérieure aux besoins énergétiques de l’humanité. Il n’y aurait donc qu’à développer les panneaux photovoltaïques, les centrales solaires à concentration, l’éolien et d’autres énergies renouvelables. Ce ne serait qu’une question de volonté politique, de moyens financiers à mobiliser, de lobbies pétroliers et nucléaires à combattre. Idem pour les métaux. Les géologues nous expliquent que les ressources métalliques sont abondantes, et s’ils reconnaissent que leur qualité et leur accessibilité est en baisse, c’est pour mieux proposer de nouvelles solutions techniques pour les exploiter. On a donc l’impression qu’il n’y a aucun problème.

Or, il y a interaction entre la production énergétique et l’exploitation des ressources. Il faut toujours plus d’énergie pour exploiter des métaux de plus en plus difficiles à extraire : la teneur en métal des minerais tend à diminuer et les mines qui ouvrent aujourd’hui sont moins concentrées que celles qui ferment après épuisement... Il faut aussi toujours plus de métaux pour produire de l’énergie : il faut multiplier les puits pour exploiter le gaz de schiste, par exemple.

Pour appréhender le problème, il est donc nécessaire, comme Dennis Meadows, un des auteurs du rapport au Club de Rome sur la croissance, l’a fait dans les années 1970, d’avoir une approche systémique de ces questions. Et pour moi, le système se tend de plus en plus : la cage à hamster énergético-géologique et minière tourne de plus en plus vite, avec une quantité toujours plus grande de matières et d’énergies englouties pour maintenir la production. Ce processus « extractiviste » devrait encore durer quelques décennies, malheureusement, avec des conséquences environnementales multipliées et aggravées. (...)

Quand on étudie en profondeur le contenu des produits manufacturés, comme leur procédé de fabrication, il y a toujours, en bout de chaîne, l’exploitation de ressources minérales et métalliques, et tout particulièrement pour les télécoms et l’informatique. L’économie n’est jamais immatérielle. (...)

Je ne suis pas contre les énergies renouvelables dans l’absolu. En revanche, je suis contre le mythe d’une énergie qui serait illimitée et propre. Les « technologies vertes » sont, elles aussi, consommatrices de ressources, font appel à des métaux plus rares, et sont en général moins bien recyclables. Dans les énergies renouvelables, on peut trouver le meilleur comme le pire. (...)

le développement des énergies renouvelables ne permet pas, et ne permettra pas, de maintenir notre niveau effarant de dépense énergétique et d’absorber la croissance continue de notre consommation matérielle.

Il est insensé de croire que l’on peut réduire les émissions de gaz à effet de serre significativement sans réduire massivement notre consommation énergétique. De ce point de vue, la « croissance verte », qui élude la question de nos modes de vie, est une mystification absolue. Les chiffres le montrent aisément. (...)

Au final, les « grands » métaux industriels (comme l’aluminium, le cuivre, le nickel, etc.) sont recyclés au-delà de 50 % – et même jusqu’à 95 % au moins pour le plomb. Mais les métaux de spécialité, employés en très petites quantités ou dans des alliages – comme beaucoup de métaux utilisés dans l’électronique, ou les terres rares –, ont souvent des taux de recyclage qui se situent entre 1 et 10 %. (...)

Il faut regarder les choses en face, la situation va s’aggraver. Nos dirigeants font semblant d’appuyer sur le frein avec un discours lénifiant sur le développement durable, alors qu’ils appuient à fond sur l’accélérateur ! Il n’y a qu’à voir les appels à l’innovation, les subventions accordées, tous les projets qui sortent concernant les nanotechnologies, la biologie de synthèse, le numérique, les objets connectés, la robotique, etc. Tout le monde s’émerveille face à ces nouveautés, mais la voie que nous poursuivons est en réalité mortifère, tant du point de vue de la consommation de ressources et d’énergie que de la génération de déchets électroniques ingérables. (...)

Si nous ne savons pas nous passer de ces ressources énergétiques et minières – par la sobriété et un recyclage meilleur –, il y aura une paupérisation, progressive mais inéluctable, de la population. A voir les clivages et les tensions qui traversent la société française, et le sentiment d’appauvrissement partagé par de plus en plus de personnes, nous en prenons effectivement le chemin, et tenter de maintenir le statu quo industriel et économique actuel promet de grandes frustrations et une instabilité politique accrue.