
Le 25 septembre dernier, les Etats-Unis annonçaient la création d’une gigantesque réserve naturelle de près de 1,3 million de kilomètres carrés dans le Pacifique. Plus au sud, gouvernement chilien et habitants de l’île de Pâques imaginent la gestion d’une aire marine protégée.
Dans le petit port de pêche de Hanga Piko, sur l’île de Pâques, les légères embarcations de pêche colorées vont et viennent, ballottées par le reflux du Pacifique. Les pêcheurs saluent un départ, quelques-uns accueillent la récolte d’une nuit — thons ou barracudas, parfois langoustes — sous le regard séduit des touristes. Une femme fixe de ses grands yeux noirs cette parade pour elle habituelle. Mme Sara Roé préside l’association des pêcheurs de Hanga Piko, la plus importante de l’île, forte de soixante membres. « Le problème de la pêche illégale est ancien. Déjà, lorsque j’étais enfant, mon père nous racontait les lumières de ces navires qu’il distinguait en mer. Nous avons pris conscience de la gravité de la situation en 2004 : nous avons subi alors une baisse importante de notre quantité de pêche, qui a duré neuf ans. » Et d’énumérer quelques-unes des conséquences de ces pratiques
« Certains pêcheurs ont dû changer d’activité. Des familles ne peuvent plus payer les études de leurs enfants au Chili. Nous nous battons pour que plus personne ne puisse nous prendre nos ressources, ni aujourd’hui ni à l’avenir. C’est pourquoi nous soutenons le projet d’aire marine protégée, même si je n’aime pas ce terme de “parc”. Je lui préfère celui de rehui, qui signifie en rapanui “protection totale”. »
Certains changements sont déjà à l’œuvre ; l’activité de pêche a même retrouvé un peu d’allant. (...)
Mais des années de surpêche illégale ont laissé des traces. M. Petero Avaka, 67 ans, président de la petite association de pêche du port de Hanga Roa Tai, contemple avec amertume l’imposant tas de déchets abandonnés au fond de son jardin : rejets de plastique, cagettes et bouées de pêche… « Cela vient des navires illégaux, soupire-t-il. C’est ce que j’ai ramassé en l’espace de quatre heures ! »
Menace de la pêche industrielle
A l’ombre des moais, les statutes monumentales de l’île de Pâques, à près de 3 680 kilomètres des côtes du Chili, la mère patrie, le projet de parc marin vient de franchir un cap décisif. La conférence internationale « Notre océan », organisée à Valparaiso les 5 et 6 octobre 2015, en a officialisé la création. Le Chili, hôte de cette deuxième édition, accueillait 90 pays et 400 personnalités politiques ou scientifiques. Devant un tel auditoire, il a tenu à se poser en champion de la protection maritime.
La création de ce parc marin autour de l’île de Pâques est l’une des vitrines de sa politique. Le dernier mot reviendra toutefois à la population locale rapa nui — la communauté originelle de l’île, dont les 3 000 membres forment la majorité de la population —, en vertu de la convention 169 des Nations unies relative aux « peuples indigènes et tribaux ». Ce texte contraint ses signataires, dont le Chili, à privilégier l’autodétermination. Ce parc a d’ailleurs été proposé au gouvernement chilien par les Rapa Nui. Il couvre une superficie de 720 000 kilomètres carrés, ce qui en fait l’un des plus grands du monde. (...)
Leur projet prévoit une première zone encerclant l’île jusqu’à 80 kilomètres des côtes, où seule la pêche de subsistance serait autorisée (1). Cette réserve se doublerait d’un parc marin entourant l’île jusqu’à 320 kilomètres des côtes et englobant le parc de 150 000 kilomètres carrés existant déjà autour de l’île voisine, inhabitée, de Sala-et-Gómez. Là, toute pêche serait interdite. Les types d’aires marines protégées (AMP) demeurent à la discrétion des Etats ; à l’île de Pâques comme ailleurs, on se dirige toutefois vers la restriction, voire l’interdiction des activités humaines, afin de prévenir le déclin ou la disparition des espèces animales.
A travers ce projet, les Rapa Nui espèrent contrer la menace que fait peser la pêche industrielle illégale sur l’économie locale et sur l’environnement. (...)
Parfois longs de plusieurs centaines de mètres, les navires de pêche industrielle battent des pavillons fort divers : russes, chinois, coréens ou espagnols, selon la marine chilienne. Les associations de pêcheurs rapa nui les accusent d’être à l’origine de la baisse de leurs réserves. Un sentiment corroboré par l’observation d’une tendance générale : selon les études de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 90 % des ressources halieutiques de la planète seraient désormais surexploitées ou pleinement exploitées (2).
L’enjeu de la surveillance
Face aux mastodontes industriels, les méthodes de pêche ancestrales des Rapa Nui, dites « au rocher », semblent dérisoires. (...)
Faire respecter les interdictions se révèle néanmoins complexe. Se pose le problème des distances — un navire de la marine chilienne met au moins six jours pour rejoindre l’île de Pâques —, mais aussi des moyens. (...)
La réussite du projet de parc marin dépendra du degré de prise de conscience locale, et de l’implication des Rapa Nui dans sa mise en place. Carlos Castilla, universitaire et scientifique spécialiste des questions de préservation marine, travaille avec les pêcheurs rapa nui et avec Pew depuis 2011. Il mène notamment des études sur les « approches communautaires pour une gestion durable des ressources, leur maintien et leur renouvellement ». Selon lui, « il est important d’intégrer les habitants de l’île dans le management. Et de prendre en considération le fait que pour eux, jusqu’à tant de milles, cela appartient à leur culture ».
C’est peut-être là que le bât pourrait blesser. Bien que très minoritaires, quelques associations de pêcheurs s’opposent au projet. C’est le cas des Tapu, qui ont préféré quitter la table des négociations, ou de M. Petero Hito, président d’une autre association, qui dit sa peur de voir progressivement se réduire l’espace où il pourra pêcher. Mais c’est surtout la conduite ultérieure du projet qui sera décisive, compte tenu des relations historiquement tendues entre le Chili et son île. Le blocage pendant plusieurs jours, l’été dernier, du parc national terrestre au sein duquel se dressent les statues moais en atteste. (...)
l’enjeu ne se limite pas à la réserve marine. « Les moais appartiennent à notre histoire, rappelle Alberto. Nous sommes encore en position d’infériorité sur notre île. Il faut rappeler que, si le parc terrestre occupe 47 % de l’île, une autre large partie appartient à l’Etat. Par conséquent, les Rapa Nui sont concentrés en ville : 90 % de la population occupe 8 % du territoire ! Et puis je doute que le Chili, puissance minière, s’interdise ici, et définitivement, toute extraction... »
Fidèles à leur histoire, les Rapa Nui n’en oublient pas quelques leçons. Notamment celle délivrée par l’écrivain Jared Diamond : dans son livre controversé Effondrement, il affirme que, si la population à laquelle on doit les moais a décliné, c’est en raison de la dégradation, causée par elle, de son environnement. (...)