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Editions Agone/Ludivine Bantigny, historienne, enseignante
L’extrême-droite contre l’enseignement public : un cas d’école
#ecole #educationnationale #extremedroite
Article mis en ligne le 5 décembre 2022

Dénoncée au rectorat par les militants d’extrême-droite de Reconquista avec le soutien du Rassemblement national, une enseignante en philosophie au lycée Watteau de Valenciennes fait l’objet de menaces sur les réseaux sociaux en raison d’un projet de rencontre entre ses élèves et une association de soutien aux migrants de Calais. Le Rectorat accorde la protection fonctionnelle et porte plainte. Mais il annule aussi la sortie. Est-ce la bonne stratégie qu’une reculade face à l’extrême-droite ? qui n’a pas été toujours celle du ministère de l’Éducation nationale…

Comme ailleurs, l’extrême-droite accentue son entrisme dans l’école et enrôle même des enseignants dans son funeste dessein. Parmi les recrues, les adeptes de la Reconquista d’Eric Zemmour qui se pavanaient lors de la campagne électorale en vantant le bon temps des écoles à blouses et à encre violette, se lamentant sur le niveau qui baisse et la délinquance qui augmente – surtout chez les enfants d’immigrés.

Passéistes, grotesques et mensongers, les programmes des partis d’extrême-droite concernant l’école sentent la naphtaline, ressortis des vieux tiroirs coincés depuis l’entre-deux-guerres. Mais c’est sans compter sur le rôle de certains médias et des réseaux sociaux qui, à un phénomène ne méritant que ridicule et oubliettes, en modernisent la forme pour lui donner un écho démesuré et désormais dangereux.

La mécanique est routinée : un militant d’extrême-droite se saisit d’un extrait de cours ou de projet pédagogique et le monte en épingle sur les réseaux sociaux jusqu’à créer un « buzz », aidé par les trolls de Twitter et les chaînes TV de Vincent Bolloré. L’extrait est censé démontrer le « militantisme » de l’enseignant, particulièrement lorsque le-dit cours a trait à des thématiques liées aux luttes contre les discriminations. De tweets en tweets, sur les fils d’« information » en continue, l’affaire excite nos prêcheurs de haine professionnels, qui finissent par diffuser le nom du ou de la coupable de militantisme et son lieu d’exercice. Puis on excave à la bêche ses éventuels stages syndicaux, engagements politiques et associatifs, ouvrages ou articles scientifiques pour « démontrer » que l’école est gangrénée par l’extrême-gauche. Dans la foulée, le ou la collègue finit par faire l’objet de menaces – dont l’assassinat de Samuel Paty a pu montrer qu’elles ne restent pas toujours virtuelles.

Devenu le parangon de ces délations abusives, le réseau « Parents vigilants », lié au parti d’Éric Zemmour, s’est fait une spécialité d’envoyer des lettres de dénonciations d’enseignants aux proviseurs et aux autorités rectorales. Ce fut le cas par exemple à Luçon, quand un professeur a invité Cédric Herrou à rencontrer ses élèves en novembre 2022. La déléguée Reconquête et candidate malheureuse en Vendée, alertée par des « parents vigilants », avait requalifié Cédric Herrou de « rouage dans le trafic humain ». Fort heureusement, le proviseur du lycée a tenu bon et la rencontre a pu avoir lieu.

Tout récemment, Sophie Djigo, philosophe et enseignante en classe préparatoire à Valenciennes, a été prise à partie par le même réseau à la suite d’un projet sur la question migratoire intitulé « Exil et frontières », comprenant une visite dans le camp de migrants de Calais — sur lequel Sophie Djigo a publié un livre en 2016.

D’un projet prévu sur une année entière, l’affaire s’est transformée en 240 signes tweetés et tweetés – « Une prof emmène ses élèves dans un camp de migrants » – qui ont suffi à mettre les réseaux en feu, à déclencher des menaces contre l’enseignante, au point que le Rectorat lui accorde la protection fonctionnelle et porte plainte [1]. Sophie Djigo nous a détaillé son projet, qui comprend plusieurs volets, dont le deuxième (ethnographique) avait déjà été réalisé l’an dernier, sans remous, par la même enseignante et sa classe d’alors :

(...)

Face aux menaces, la visite faisant l’objet du deuxième point a été annulé par le Rectorat. Si l’on comprend qu’il ait fallu attendre que le jeu se calme, la décision d’annuler plutôt que différer interroge sur la stratégie de l’institution face à une extrême-droite qui peut ainsi se targuer d’avoir entravé un projet.

En 2014, le gouvernement socialiste avait renoncé à un dispositif pédagogique de lutte contre les inégalités de genre face aux manifestations de la droite confessionnelle et de l’extrême-droite. De plus en plus, l’institution se montre poreuse aux scandales des réseaux sociaux et préfère reculer plutôt que réfléchir à des digues solides contre les ennemis de l’école publique.

Plus grave, par ses accusations d’« islamo-gauchisme » à l’égard des enseignants et syndicats de gauche, le ministère précédent, Jean-Michel Blanquer, a légitimé la méfiance vis-à-vis des thématiques qui ont pourtant toute leur place dans le projet de socialisation et d’ouverture à l’esprit critique porté par l’école.

Il y a 90 ans, dans un contexte en apparence tout autre, l’institution scolaire faisait aussi face aux attaques fascistes. Les accusations étaient comparables à celle d’aujourd’hui : profs rouges, communistes, militants, subversifs, agents de Moscou, etc. Le couple Freinet en a fait les frais, contraint, à la suite d’une cabale de l’Action française, de quitter l’école primaire de Saint-Paul.

C’était un autre temps, réseaux sociaux en moins, mais Charles Maurras s’était pris de passion pour Célestin Freinet et en avait fait une affaire personnelle, lui consacrant une quarantaine d’éditoriaux de son journal. Le 22 juin 1933, journal d’extrême-droite tirant alors à près de 45 000 exemplaires, L’Ami du peuple appelait également à la création d’une « ligue des pères de famille », réseau de parents vigilants avant l’heure, en donnant la consigne d’« attendre à la sortie de l’école tout instituteur qui aura tenté d’empoisonner l’esprit de nos enfants ».

Il fallut attendre l’arrivée du Front populaire pour que les attaques fascistes contre l’école reculent. Le ministre Jean Zay s’est alors montré particulièrement sensible et inflexible sur le sujet. C’était un autre temps. Celui où l’antifascisme était une dimension structurante à gauche.

Il serait temps que l’institution scolaire réfléchisse à protéger ses agents sans conditions. Particulièrement lorsque ces derniers s’engagent dans des projets émancipateurs avec leurs élèves et étudiants. La frilosité face à l’extrême-droite ne peut mener qu’au pire.