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L’état de nécessité - Philosophie de l’infraction nécessaire
Par Albert Levy, ancien magistrat, citoyen.
Article mis en ligne le 12 mai 2020
dernière modification le 11 mai 2020

Le juge Magnaud relaxait ainsi le 4 mars 1898 Louise Ménard, jeune fille-mère de 22 ans pour le vol d’un pain car elle, son enfant et sa mère n’avaient rien mangé depuis deux jours. Le juge Magnaud créait une notion juridique subversive remplie de questionnement, celle du vol nécessaire.

La nécessité dans laquelle l’homme ordinaire s’est trouvé confiné pendant des temps immémoriaux était intrinsèque à sa personne. Il ne connaissait rien d’autre qu’une condition d’assujettissement aux hommes de pouvoir, ainsi qu’à l’ordre naturel dont sa condition ne le préservait pas davantage.

Sa précarité était permanente !

Les individus étaient en besoin de tout et de vie d’abord. Ils n’avaient jamais connu pire situation que la mainmise qui s’emparait de leur vie, à tel point qu’ils n’en réclamaient guère d’autres, même si le désir secret d’un espace moins mortifère, gage d’une liberté insaisissable, voire insoupçonnée avait pu germer dans leur esprit.Au XIème siècle, le serf, rattaché personnellement à la terre des domaines et dont on se complait à dire qu’il n’était l’esclave de personne, est un incapable. Il n’a ni les droits, ni les prérogatives d’un être libre et l’ensemble de ses incapacités sont héréditaires, dont celle de témoigner de sa propre nécessité en particulier. (...)

Au XIème siècle, le serf, rattaché personnellement à la terre des domaines et dont on se complait à dire qu’il n’était l’esclave de personne, est un incapable. Il n’a ni les droits, ni les prérogatives d’un être libre et l’ensemble de ses incapacités sont héréditaires, dont celle de témoigner de sa propre nécessité en particulier. (...)

Faire peser le doute ou l’erreur sur la parole souveraine du maître ou pire encore alléguer son mensonge, est un crime et le crime de parole est l’arme absolue contre les gens de peu ou de rien. De même, la rébellion, voire la révolte opposée à sa condition, à l’exécution des corvées ou au paiement de la taille et il y en eut, pouvait être définitivement réprimée par le fer.

Ces taisants doivent se consacrer au culte du mutisme tant sur leur condition d’extrême nécessité, que sur la critique qu’ils ne sauraient porter sur la condition des autres afin d’en tirer quelque profit.

La condition de chacun était intangible ! (...)

Faire peser le doute ou l’erreur sur la parole souveraine du maître ou pire encore alléguer son mensonge, est un crime et le crime de parole est l’arme absolue contre les gens de peu ou de rien. De même, la rébellion, voire la révolte opposée à sa condition, à l’exécution des corvées ou au paiement de la taille et il y en eut, pouvait être définitivement réprimée par le fer.

Ces taisants doivent se consacrer au culte du mutisme tant sur leur condition d’extrême nécessité, que sur la critique qu’ils ne sauraient porter sur la condition des autres afin d’en tirer quelque profit.

La condition de chacun était intangible !
(...)

Nul ne songerait à s’extraire de sa condition et tous devaient se satisfaire du privilège de demeurer en vie et de bénéficier d’une protection de circonstance dont l’objectif était celui de sauvegarder un statut de sujet totalement dépourvu de droits et de conscience propres. Impossible alors de justifier la faim, y compris celle de ses enfants pour prétendre commettre quelque faute que ce soit pour y pourvoir et s’exonérer de sanctions.

Ainsi, à l’ordre naturel fait d’une jungle environnementale et animale insurmontable pour l’homme succédait un nouvel ordre tout aussi périlleux érigé par d’autres hommes peu préoccupés du bien-être de leurs semblables. (...)

Il faudra attendre le siècle des Lumières, voire le 19ème pour que l’individu, devenu sujet de droit, affranchisse sa conscience pour qu’il puisse s’émanciper peu à peu et forger ses convictions personnelles sur le terreau des assujettissements que l’histoire lui avait imposés, sans que le code pénal de 1810 cependant, ne comporte de dispositions particulières sur l’état de nécessité.

Le droit de propriété auquel tous pourraient accéder, surpassait ainsi tous les autres. (...)

Ainsi, Il était toujours mal aisé pour les individus de combattre leur état de nécessité en commettant un méfait pour y remédier et de s’affranchir de la règle commune, puisque la société permettait de satisfaire les besoins de chacun par la possession et le travail.

La nécessité dans laquelle des hommes pouvaient se trouver n’était dès lors causée dans la conscience collective que par la faute de ceux qui n’avaient pas su utiliser les outils mis à leur disposition dans une société dispendieuse de bien-être.

Mais alors que le droit de propriété devait rendre libre et permettre à tous d’accéder à ce bien-être, on voit que le progrès envisagé, s’il peut satisfaire l’intérêt commun et les bonnes consciences, n’est pas égalitaire (...)

ne serait-ce pas la première qualité du juge de tendre d’abord la main aux hommes plutôt que l’oreille aux sirènes du pouvoir ?

La question reste d’actualité de nos jours !

Ce juge relaxait ainsi le 4 mars 1898 Louise Ménard, jeune fille-mère de 22 ans pour le vol d’un pain car elle, son enfant et sa mère n’avaient rien mangé depuis deux jours. (...)

Décision qui fut sévèrement commentée, on le comprend, par la classe politique à quelques exceptions près et la presse, mais qui fut cependant confirmée sur appel du parquet par un arrêt rendu par la cour d’appel d’Amiens le 22 avril 1898. (...)

Pour le juge Magnaud, cette force irrésistible qui avait contraint la jeune mère trouvait son expression dans les affres d’une société qui ne permettait plus de nourrir la population qui se trouvait confrontée à deux devoirs impérieux, celui de respecter la loi ou de la sacrifier pour préserver la sécurité des familles en péril. (...)

Un pavé dans la marre d’une société individualiste et défaillante qui devrait prendre soin des malheureux, mais incapable de leur offrir une insertion sociale pérenne, alors que les disettes et la souffrance au travail étaient récurrentes et que les femmes comme toujours en étaient les premières victimes.

Un pavé jeté dans la marre de la pensée conservatrice violemment agitée ici par la réflexion innovante de ce juge qui s’immergeait dans la douleur des autres en oubliant la considération qu’il devait à l’application stricte de la loi, mais également à sa hiérarchie forcément en désaccord avec lui. Mais cet homme était tout aussi éloigné des inflexibilités d’une révolution industrielle profiteuse et dépourvue d’humanité, qu’il se trouvait être en proximité avec les gamins de six ans noircis par le charbon qui creusaient et mourraient dans les mines.

L’homme de loi avait ainsi utilisé son pouvoir loin des usages et de la condescendance judiciaire.

Il mettait au jour une vérité jamais écrite aux dimensions humaines qui avait la témérité de se substituer aux autres.

Il savait que lui seul, investi de fonctions régaliennes, pouvait être habilité pour le dire, l’écrire et être entendu au nom de tous les taisants qui ne le seraient jamais.

Et cet homme non satisfait de prononcer une relaxe motivée sur une infraction caractérisée, créait le concept novateur d’une responsabilité collective de la misère des hommes, en leur ôtant le fardeau d’une preuve impossible !

Et l’inlassable Paul Magnaud déposait auprès de la chambre des députés une pétition en faveur d’uneloi de pardon par laquelle il demandait le vote d’une modification de l’article 64 du code pénal pour y insérer l’exonération pénale de l’auteur d’un vol de première nécessité commis pour contrer une misère extrême. (...)

La presse avait intitulé cette proposition, la loi humaine que certains contempteurs avaient qualifié de consécration inacceptable du droit au vol et ce texte ne fut jamais adopté.

Nous devenions cependant les héritiers d’une pensée juridique exemplaire et garants de la façon nouvelle dont la société traiterait la délinquance causée par la pauvreté, quelque soient les dispositions de chacun pour y remédier.

Il nous serait désormais permis d’exhorter cette société à résoudre le désordre social, jusqu’à ce qu’elle en prenne acte et modifie ses priorités.

Mais encore aujourd’hui les perspectives tracées par le juge Magnaud ne sont toujours pas toutes admises par le corps social. (...)

Ainsi, que sont devenues les grandes causes liées aux infractions commises au nom de l’état de nécessité par ceux qui refusent de vivre sur une terre polluée pour ne pas avoir à subir les dévastations climatiques. Que sont devenues les causes portées par les lanceurs d’alerte qui transgressent les législations de leurs pays au péril de leur vie en interpellant les nations pour que soient dénoncés, identifiés et jugés les corrompus avec leur cohorte d’évadés fiscaux ou les auteurs d’exactions de toutes sortes en particulier financières. Que sont devenues les causes de ceux qui secourent et assistent aux frontières les personnes migrantes en proie au danger des famines, des guerres, des crimes ou des intempéries climatiques ?...

Combien de décisions sont rendues sans considération de l’état de nécessité provoqué par la commission de ces graves dysfonctionnements ?

Combien de poursuites pénales sont ordonnées sur les crimes et délits révélés par ces infractions rendues nécessaires par ces dangers réels et imminents ? (...)

Nous savons que l’Europe d’aujourd’hui ne serait pas l’Europe, si de tout temps les peuples n’avaient pas été secourus au cours de leurs migrations, alors que les politiques migratoires menées ici et là restreignent drastiquement les entrées sur territoire des personnes étrangères, le plus souvent interpellées pour être reconduites à la frontière.

Des gens de bonne volonté se piquaient alors de porter assistance aux migrants en violation des prescriptions de loi, prises dans une lecture rigoriste. Ils pensaient que cette chasse à l’homme d’où qu’il vienne était une aberration, un drame, un outrage fait à l’humanité qui devait tordre nos consciences jusqu’à la nausée, alors que La France était condamnée à six reprises par la cour européenne des droits de l’homme (CEDH), pour avoir placé des enfants étrangers en centre de rétention en les privant de liberté.

Certains d’entre eux pensaient qu’avec les désordres climatiques en particulier, nous étions tous des réfugiés en devenir. Que des hommes en danger mais encore libres dans leur esprit devaient pouvoir échapper aux turpitudes de leur condition et que d’autres terres porteuses d’espoir leur permettraient de vivre dans la dignité.

On en est alors arrivé à condamner sévèrement ces gens pétris de générosité qui avaient prêté leur aide à des migrants en péril, en leur fournissant de la nourriture, des vêtements ou un toit. (...)

... Il faudra encore du temps pour que l’infraction nécessaire soit admise comme l’expression naturelle de la préservation d’un devoir supérieur à l’application d’une loi en décalage avec les essentialités d’une société contemporaine !