
Alors que les journaux télévisés diffusent à intervalles réguliers des images d’émeutes – en France en 2005, à Villiers-le-Bel en 2007, mais aussi en Grèce ou en Thaïlande début 2010 – les commentateurs peinent souvent à mettre des mots dessus et à expliquer ce phénomène. Alain Bertho, professeur d’anthropologie à l’Université de Paris 8-Saint Denis, après avoir étudié les banlieues et la crise de la politique, s’intéresse désormais aux émeutes comme phénomène mondial ancré dans le contemporain.
"L’émeute, écrit-il, n’énonce pas une insuffisance du champ politique qui devrait s’ouvrir pour intégrer de nouvelles revendications, de nouveaux enjeux et de nouveaux acteurs. Nous sommes en présence de quelque chose de plus profond qui dit l’épuisement de l’espace public moderne et des formes d’action collective qui s’y sont déployées, qui vient affronter la nature même du champ politique moderne et son langage". L’entretien qu’il a accordé à nonfiction.fr est l’occasion de revenir sur cette notion d’émeute, à travers son dernier livre, Le temps des émeutes et son site Web "anthropologie du présent". (...)
que ce soit à la fin du XVIIIe, au milieu du XIXe, après la Première Guerre mondiale, autour de la Révolution d’Octobre, on avait quand même des mouvements qui avaient en commun, en partage, l’idée qu’en prenant le pouvoir et en changeant le pouvoir, on allait pouvoir changer les choses. C’est plus tout à fait vrai dans les années 60 où on est déjà à la fin de ce cycle.
Là, nous avons à faire à des gens sur tous les continents – alors bien sûr il y a des gens qui continuent à penser comme autrefois – mais quand même le cœur de cette affaire, ce sont des gens qui ne sont pas là pour prendre le pouvoir mais qui sont là pour dire au pouvoir "à un moment donné, ça va ! Là, c’est la limite à ne plus franchir". Ca peut paraître très lointain par rapport à la violence de l’évènement, mais il y a quelque chose comme un rappel éthique dans ces explosions et ces mouvements de colère. Voilà la limite infranchissable : nous n’irons pas vous chercher mais ne venez pas nous chercher (....)
Nous ne sommes plus dans une logique de la politique moderne, qui est qu’en prenant le pouvoir nous allons changer les choses, là on est dans une distance, dans une extériorité, ce qui ne veut pas dire qu’on est insensible ou indifférent mais on est dans l’extériorité. (...)
ce n’est pas la politique telle qu’on l’a connue au XIXe et au XXe siècles. Je pense qu’on a connu une figure de la politique qui aujourd’hui est terminée. (...)
n tout cas, il y a une figure de la politique moderne, qui s’achève vers la fin du XXe siècle, qui s’est épuisée entre le mouvement de 68 et aujourd’hui, et maintenant on est dans autre chose. On n’est pas dans l’indifférence, mais on n’est plus du tout dans la politique moderne. (...)
Quand je dis les gens sont dehors, c’est que les gens ont été mis dehors quelque part. Partout dans le monde, les Etats qui sont toujours sur une base nationale, aujourd’hui, ont un double rôle. Ils gèrent ce qui se passe sur leur base nationale, bien sûr – ils ont les instruments pour ça, les finances, les lois, les administrations, les forces de police – mais aussi, ils gèrent les conditions de la mondialisation. Ils sont à la fois très ancrés localement et pris dans des contraintes, des exigences qui les dépassent complètement. Et du coup, le rapport de ces Etats à leurs peuples, à la nation, a complètement changé. (...)
Il y a un constat partagé de ce point de vue là, par des gens qui ont compris qu’ils sont dehors et qui se mettent dehors. De façon parfois active – dans l’abstention il y a la grève, c’est une forme de grève civique au fond – ou alors, il y a tout simplement l’idée que c’est plus là que ça se passe, on n’a même plus de ressentiment.
Alors ce qui est intéressant, c’est que quand les gens sont en dehors comme ça, comme le dit un de mes collègues, les Etats quels qu’ils soient ne peuvent pas supporter très longtemps qu’ils sont dehors, ils ont besoin tout de même de s’appuyer à un rapport aux gens. Donc ils vont les chercher, en faisant des campagnes, en disant "c’est pas bien de pas voter" ; ou alors ils vont "les chercher", au sens où on cherche quelqu’un comme dans cette expression "Tu me cherches ?!", avec les provocations policières, la façon dont on s’adresse à la jeunesse, notamment d’une façon disciplinaire, méprisante, agressive, etc. C’est une façon d’aller chercher les gens qui sinon se mettent en retrait. Ca, c’est la situation. L’émeute, au fond, est le surgissement de cet extérieur dans le champ de l’Etat, au moment où ça devient insupportable, au moment où l’Etat a fait quelque chose qui n’est plus éthiquement supportable, physiquement supportable. Mais, c’est la manifestation de cette extériorité, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur le monde extérieur à l’Etat. (...)