
Tribune. Au moment où la liberté d’expression est réduite au silence de la plus brutale des manières, certains membres de la communauté éducative, dont je fais partie, sont saisis d’un mutisme on ne peut plus paradoxal : « Faut-il s’exprimer ou se taire ? ». Cette discrétion que l’on s’impose, c’est d’abord et avant toute chose, celle de l’émotion et de la pudeur. Face à l’assassinat odieux de Samuel Paty, nous, enseignants, sommes abasourdis : les gorges se serrent, et les mots, naturellement, nous manquent. Et quand, en parallèle, légion de pédagogues autoproclamés occupent plateaux d’émissions et matinales de radio, commentent et suggèrent, rappellent avec autorité ce qui doit faire le sel de notre métier, avancent avec une assurance déconcertante les solutions si évidentes que trop ignorent, cette économie de parole n’est peut-être rien d’autre qu’un baume bienvenu sur nos cœurs meurtris.
Mais ce silence est à interpréter aussi comme un phénomène plus inquiétant, un habitus. C’est le réflexe peu à peu acquis par nombre d’entre nous face à la sûre dégradation de nos conditions de travail et aux souffrances qu’elle génère
Ce mutisme ne relève donc pas du strict réflexe de préservation, ou d’un fatalisme grandissant de la profession : il est devenu psychologique. Quand notre institution ne nous donne plus les moyens suffisants d’honorer correctement nos missions éducatives ; quand nous sommes pris en défaut de nous-mêmes ; quand nous transigeons sur l’accompagnement d’un élève en difficulté linguistique ; quand nous découvrons trop tardivement une situation de détresse sociale ou de harcèlement sexuel, noyée dans un groupe d’élèves toujours plus nombreux ; quand nous ne sommes pas assez fermes ou pédagogues face à des propos inappropriés qui ont fusé en classe, ici ou là… nous avons honte. Honte de ne plus coïncider pleinement avec l’exigence et la promesse républicaine qui est celle de notre profession ; honte de ne pas être en position d’enseigner aussi bien que nous pourrions le faire. Cette honte a cela d’insidieux qu’elle se retourne injustement contre nous, qu’elle minore la faiblesse du soutien de nos hiérarchies, qu’elle place toujours la responsabilité au singulier en ignorant les défauts des politiques éducatives dans leur ensemble. Elle alimente des souffrances aux conséquences dramatiques. La caricature qui, dressant le bilan macabre des « morts pour l’éducation », place Christine Renon aux côtés de Samuel Paty, met ainsi le doigt sur cette vérité dérangeante qu’il nous faut pourtant bien regarder en face (1).
La peur que nous ressentons est ainsi d’une nature bien plus complexe que celle que l’on nous dit, ou que l’on veut nous entendre dire (...)
ces peurs ne s’orientent pas spontanément vers nos élèves, en lesquels nous avons confiance, et avec lesquels nous cultivons un attachement quotidien et profond ; elles ne prennent pas uniquement les traits d’un parent qui conteste une sanction ou un aspect de notre enseignement pour des raisons idéologiques ou religieuses ; elles concernent aussi la réalité et la nature des réponses de notre institution.
Des logiques de peur
Car déjà, le registre martial fleurit dans toutes les bouches, et n’épargne aucune sensibilité politique. Il s’invite à l’école, où on appelle à « réarmer » les enseignants. Mais quelle est la nature de ses « armes » que certains appellent de leurs vœux ? Devons-nous glisser, sous le coup du traumatisme, vers un esprit oxymorique de pédagogie sécuritaire ? Serons-nous sérieusement invités à surveiller, dès demain, paroles et gestes suspects ? A relever et à interpréter, sans formation aucune, les signaux « faibles » ou « forts » de radicalisation qui se présenteraient chez un élève ou un parent ? Nos établissements ont-ils vocation à être encadrés durablement par des forces de police ? Quel lien de confiance, quel espace de dialogue, seuls enclins à déconstruire les préjugés les plus ancrés, pourrons-nous créer si, dans le regard de nos élèves, nous devenons les bras armés d’une institution guidée par des logiques de peur ?
Si cette litanie guerrière inquiète quand elle entend rassurer, c’est qu’elle se construit autour de deux contre-vérités : la première est liée au fait que l’éducation n’est pas une arme, qu’elle est peut-être proprement l’inverse. C’est une pratique dont la noblesse consiste à désamorcer, par l’esprit critique, la pensée sclérosée et haineuse. (...)
La deuxième erreur, la plus dangereuse peut-être, consiste à déposséder les enseignants de leur capacité à penser leurs propres outils et à définir leurs propres besoins face à des situations d’une grande complexité (...)
En cette rentrée pandémique qui a mis à genoux nombre d’entre nous, nous n’avons cessé de réclamer des leviers éducatifs et médico-sociaux à la hauteur de nos missions, immenses. Dans le 93, département qui attire trop souvent la lumière des projecteurs sur les seules questions de la laïcité, un collectif d’établissements tirait encore la sonnette d’alarme sur l’incurie de leurs conditions de travail il y a à peine quelques jours : il s’agit, entre autres, d’élèves et d’enseignants contraints de faire un point de compression pour sauver un camarade poignardé en l’absence d’infirmière, des classes qui accueillent 35 ou 36 élèves dans des zones pourtant dites « d’enseignement prioritaire ». Si, selon l’aveu même de notre président, la misère et la précarité sont aussi le lit des séparatismes, comment s’expliquer sans colère, à cette heure et au cœur de la violence irraisonnée de cette situation et des débats qu’elle suscite, que le service public d’éducation soit à ce point affaibli dans le département le plus pauvre de la France métropolitaine ? Ce paradoxe, entre autres questions, éclaire aussi la fatigue des enseignants face aux défis, encore plus lourds, qui seront les leurs dès le 2 novembre.