
Certaines débouchent sur des revendications, voire des révolutions. La plupart s’éteignent aussi vite qu’elles se sont allumées. Une chose est sûre : de Londres à Sidi Bouzid en Tunisie, de Santiago du Chili à Villiers-le-Bel, les émeutes sont devenues un phénomène global. En 2011, on en recense plus de trois par jour.
"Comme beaucoup de gens, j’ai été frappé par ce qui s’est passé en France en novembre 2005. Cela faisait vingt ans que je travaillais sur les banlieues. Connaissant un peu le sujet, habitant moi-même en banlieue et ayant alors passé quelques nuits dehors à observer les événements, j’ai été saisi d’une certaine perplexité. Nous n’avons vu que des ombres. À chaque fois que nous arrivions là où les voitures brûlaient, les acteurs des émeutes étaient déjà partis. Les familles étaient dehors, plus goguenardes qu’apeurées. Nous devinions une certaine empathie. Puis cela s’est arrêté, sans raison particulière, sans se conclure, comme on en a l’habitude dans le cas d’un mouvement social, avec des revendications, des négociations et une fin de conflit. (...)
Nous vivons une séquence particulière de très forte fréquence des affrontements, entre populations et autorités, ou entre populations elles-mêmes. Il en était de même au XVIIIe siècle, en 1848 ou en 1917. Avec une grande différence cependant : ces précédentes périodes conflictuelles étaient visibles, et compréhensibles, par les acteurs des émeutes eux-mêmes, grâce aux discours politiques qui les accompagnaient. Pour l’instant, l’actuelle intensification des émeutes n’émerge pas dans l’espace public. Cela demeure une partie immergée de la conflictualité politique. Et quand une émeute est soudainement médiatisée, comme cet été à Londres, on s’en étonne. Pourtant, quelques mois plus tôt, fin 2010, des étudiants britanniques mettaient à sac le siège du parti conservateur ou s’attaquaient à la voiture du prince de Galles. Le Chili est actuellement agité par un mouvement social très dur où les étudiants sont en première ligne. Mais cela n’est pas vu comme un phénomène général.
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L’État de droit prend de sérieux coups. Les États sont en pleine crise de légitimité. La matrice de cette crise est évidente : les États sont davantage contraints aujourd’hui par les créanciers anonymes que sont les marchés financiers que par la volonté populaire. La légitimité de leur pouvoir était due au fait qu’ils portaient le bien commun et la solidarité nationale. L’impôt – la mutualisation des ressources pour le bien commun, qui est la base même de la légitimité de l’État – nourrit désormais la machine rentière des marchés financiers. Du coup, les États sont en quête d’une légitimité alternative : la légitimité de la peur vers laquelle tous les régimes penchent de plus en plus. (...)
Les signes précurseurs ne sont pas visibles sur la scène publique. L’éclatement d’une émeute est toujours surprenant, même si les conditions objectives sont souvent là. Des centaines, voire des milliers de gens, oublient le risque qu’ils prennent, en passant à l’acte, au risque d’être blessés ou emprisonnés : le déclencheur doit être émotionnellement fort. L’ampleur que prendra l’émeute n’est jamais donnée d’avance. (...)
La volonté d’en découdre est souvent impressionnante, parce qu’il n’y a pas d’autres moyens de dire les choses. C’est différent d’un recours à la violence inscrit dans un projet politique qui accompagne des revendications. Une émeute, du point de vue de ses acteurs, c’est le seul langage. Quand les possibles sont fermés, on va à l’affrontement. Mais si la parole est restituée, la violence peut devenir inutile. L’un des événements importants de l’année 2011 est la portée du printemps arabe, qui dépasse largement les pays concernés. Les émeutes tunisiennes et égyptiennes ont vu la convergence des jeunes chômeurs ruraux, des étudiants, puis des classes moyennes. Le printemps arabe a permis le retour d’une parole politique et la construction d’un mouvement qui a finalement débouché sur une victoire. Le passage à une parole commune, dans laquelle chacun se reconnaît, est possible quand cette convergence a lieu. Nous observons depuis un phénomène de contagion et d’imitation, notamment avec le mouvement des Indignés. (...)
Les mobilisations politiques que nous observons n’ont pas du tout pour objet de prendre le pouvoir. Les Indignés espagnols, égyptiens ou israéliens portent des exigences vis-à-vis du pouvoir mais demeurent à l’extérieur. Ils veulent un gouvernement obéissant au peuple, comme le souhaitait le sous-commandant Marcos (« gouverner en obéissant ») [1]. Chez les jeunes générations, il n’existe donc pas d’organisations pérennes : ils se mettent ensemble de façon ponctuelle pour un objectif ponctuel. Ces nouvelles formes de parole politique ont été un peu anticipées par les forums sociaux. Les mobilisations classiques, de type syndical et politique, seront confrontées à de nouvelles dynamiques de mobilisation qui les dépasseront largement.
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La situation en Europe est très dangereuse. Son déclin facilite les dynamiques d’exclusion. Dans les discours de Sarkozy ou de Cameron, l’étranger est pointé comme une menace. Cela alimente une logique de guerre civile. Le conflit risque aussi d’être intergénérationnel : il est plus facile de pointer la jeunesse comme un danger quand les moins de 25 ans constituent un quart de la population que lorsqu’ils en représentent plus de la moitié.
(...) Wikio