
(...) L’auteur, qui n’a jamais caché avoir eu des relations avec de jeunes enfants, est le personnage central du livre "Le Consentement", dans lequel Vanessa Springora raconte l’emprise qu’il a exercé sur elle quand elle avait 14 ans.
(...) Lauréat du prix Renaudot de l’essai en 2013 et édité par Gallimard, l’écrivain de 83 ans a longtemps été une figure prisée du milieu littéraire. Il était régulièrement invité de ses grands-messes télévisuelles, d’"Apostrophes" sur Antenne 2 à "La Grande Librairie" sur France 5.
Auteur prolifique, l’homme n’a pourtant jamais caché son attirance pour les jeunes enfants dans ses journaux intimes, comme Mes amours décomposés (1990), ou ses essais, en particulier Les Moins de seize ans (1974). "Lorsque vous avez tenu dans vos bras, baisé, caressé, possédé un garçon de 13 ans, une fille de 15 ans, tout le reste vous paraît fade, lourd, insipide", écrit-il dans ce dernier ouvrage.
Depuis quelques années, il chronique l’actualité pour Le Point. Après les attentats du 13-Novembre, il avait de nouveau défrayé la chronique avec un texte violent sur la "génération Bataclan" et les victimes des terroristes.
Et Vanessa Springora ?
Agée de 47 ans, Vanessa Springora est directrice des éditions Julliard depuis le 1er décembre 2019. Diplômée en lettres modernes de l’université Paris-Sorbonne, elle a commencé sa carrière en 2003 à l’Institut national de l’audiovisuel, avant de rejoindre les éditions Julliard en 2006 comme assistante d’édition. Elle rencontre Gabriel Matzneff en 1986 en accompagnant sa mère, attachée de presse dans l’édition, à un dîner. L’homme se met à lui écrire, à l’attendre à la sortie du collège et à la vouvoyer pour effacer l’écart d’âge. "Comme je n’avais lu aucun de ses livres, je ne savais pas que c’était un procédé qu’il mettait systématiquement en œuvre", a-t-elle raconté à Bibliobs.
Pourquoi l’affaire n’éclate-t-elle qu’aujourd’hui ?
Le livre de Vanessa Springora marque un tournant. Pour la première fois, une ancienne relation de l’écrivain prend la parole. "A 14 ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de 50 ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche, à l’heure du goûter", écrit-elle. Sans acrimonie, ni victimisation, Vanessa Springora évoque l’ambivalence d’une époque où la libération sexuelle flirte avec la défense de la pédophilie, la fascination exercée par l’écrivain, puis le poids de cette histoire sur sa vie.
Et l’auteure de décrire une emprise qui se poursuit sur le terrain littéraire : l’écrivain écrit beaucoup et couche sur le papier ses conquêtes et aventures sexuelles, y compris avec des jeunes garçons lors de voyages en Asie. "Comme si son passage dans mon existence ne m’avait pas suffisamment dévastée, il faut maintenant qu’il documente, qu’il falsifie, qu’il enregistre et qu’il grave pour toujours ses méfaits", écrit Vanessa Springora. Elle évoque une "triple prédation, sexuelle, littéraire et psychique". (...)
Dans le sillage de l’affaire Weinstein et du mouvement #MeToo, qui dénonce avec force depuis 2017 les violences sexuelles, l’ouvrage ne passe pas inaperçu. "Le livre de Vanessa Springora va constituer un jalon majeur dans l’histoire de la pédophilie, dans la mesure où c’est la première fois qu’une des relations de Matzneff prend la parole pour donner un son de cloche très différent du son de cloche de Matzneff lui-même. Il a toujours présenté les relations sexuelles qu’il a eues avec les enfants (…) comme euphoriques et plaisantes (…)", explique à franceinfo Pierre Verdrager, sociologue et auteur de L’Enfant interdit. Comment la pédophilie est devenue scandaleuse.
Personne n’avait réagi avant ?
Pas vraiment. A l’époque des faits, au milieu des années 1980, le regard porté sur la pédophilie est très différent. Lorsqu’il publie en 1990 Mes amours décomposés, Gabriel Matzneff est invité sur le plateau d’"Apostrophes". Le ton des questions posées par Bernard Pivot est léger, pour ne pas dire complaisant (...)
Une seule voix s’élève alors contre l’écrivain. "Monsieur Matzneff me semble pitoyable. Ce que je ne comprends pas, c’est que dans ce pays, la littérature sert d’alibi à ce genre de confidences, attaque Denise Bombardier, écrivaine canadienne. Ce que nous raconte Monsieur Matzneff (...), c’est qu’il sodomise des petites filles de 14, 15 ans, que ces petites filles sont folles de lui (...). On sait que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons, monsieur Matzneff les attire avec sa réputation." Et de conclure : "Comment s’en sortent-elles ces petites filles après coup ? Moi je crois que ces petites filles là sont flétries et la plupart d’entre elles pour le restant de leurs jours". "Je ne comprends pas comment on peut publier des choses comme ça", cingle-t-elle encore.
Interrogée il y a quelques jours par franceinfo, Denise Bombardier raconte comment cette prise de position lui a valu d’être vilipendée par certains intellectuels français. "J’ai pris la parole, parce que les gens ne disaient rien sur son livre. Il y avait un couple de catholiques qui était là pour défendre la fidélité dans le mariage et qui n’a pas dit deux mots. D’ailleurs, la dame ne fait que rire, se souvient-elle. J’ai fait ce que j’avais à faire. Autrement, je n’aurais pas pu me regarder dans le miroir." L’éditeur de Gabriel Matzneff, Philippe Sollers, la traite alors de "connasse" sur France 3, la critique littéraire du Monde, Josyane Savigneau, ironise dans les colonnes de son journal : "Découvrir en 1990 que des jeunes filles de 15 et 16 ans font l’amour à des hommes de trente ans de plus qu’elles, la belle affaire !"
En 2013, lorsqu’il reçoit son prix Renaudot, quelques voix s’élèvent. Une pétition pour le lui retirer est lancée par l’association La Mouette et Innocence en danger dépose plainte contre X pour apologie d’agression sexuelle.
Mais pourquoi la pédophilie était-elle tolérée ? (...)
Comme l’expliquait sur franceinfo le sociologue Pierre Verdrager, la "pédophilie a fait [alors] l’objet d’une tentative de valorisation dans le monde intellectuel". "C’était une époque où il y avait une tentative de libération sur tous les horizons et on avait considéré que la pédophilie faisait partie de ça : libération des femmes, libération des gays, libération de la sexualité et du discours sur la sexualité", resitue-t-il. L’âge de la majorité vient d’être abaissé à 18 ans en 1974 et, "dans ce contexte-là, on pensait qu’il était possible de considérer comme valides les relations sexuelles entre les adultes et les enfants". Dans un texte où il revenait sur le soutien de Libération à ce mouvement pro-pédophilie, le journaliste Sorj Chalandon évoque une période post-Mai 68 où "l’interdiction, n’importe laquelle, est ressentie comme appartenant au vieux monde, à celui des aigris, des oppresseurs, des milices patronales, des policiers matraqueurs, des corrompus".
Comment le monde littéraire réagit depuis le début de l’affaire ?
L’affaire divise. Beaucoup, comme Bernard Pivot, plaident le changement d’époque. (...)
D’autres, comme l’ancienne critique du Monde Josyane Savigneau, dénoncent sur Twitter une "chasse aux sorcières". (...)
Plusieurs voix ont aussi salué la démarche de Vanessa Springora. "Il ne s’agit pas d’un retour à l’ordre moral, juste d’un retour à la raison. Les filles de 13 ans ont autre chose à faire que de tomber amoureuse d’un mec de 50 ans. Elles ne sont pas à armes égales avec lui", estime dans les colonnes du Monde l’écrivain Patrick Besson. L’essayiste et député européen Raphaël Glucksmann, dont le père avait signé la tribune avec Gabriel Matzneff, a fait part de son dégoût sur Twitter. (...)
Les faits dénoncés peuvent-ils être poursuivis ?
Non, car ils sont trop anciens. Dans un entretien à Bibliobs, Vanessa Springora le dit elle-même : "J’ai mis beaucoup de temps à me considérer comme une victime car justement j’avais été consentante. Mais j’étais tout de même en dessous de la majorité sexuelle. J’aurais donc pu aller en justice, sauf qu’à chaque fois je me disais : ’J’étais consentante’. J’y ai repensé bien plus tard, il y avait prescription."
D’après son témoignage, les faits s’apparentent à une "atteinte sexuelle", soit "un acte de pénétration sexuelle sans violence, contrainte, menace ou surprise, lorsqu’elle est commise par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans". En la matière, le délai de prescription varie entre 10 et 20 ans (avec circonstance aggravante) après la majorité de la victime. Un délai atteint depuis longtemps puisque Vanessa Springora a aujourd’hui 47 ans. Si jamais les faits dénoncés venaient à être qualifiés de viol, la nouvelle prescription de 30 ans, entrée en vigueur le 6 août 2018, ne pourrait de toute façon pas s’appliquer parce qu’elle n’est pas rétroactive.
Pour le sociologue Pierre Verdrager, ce livre pourrait cependant faire évoluer la loi, notamment sur la question de l’âge limite pour le consentement. Début 2018, le gouvernement avait abandonné l’instauration d’une telle mesure, qui aurait permis de considérer que tout mineur de moins de 15 ans ne peut pas donner son consentement à un acte sexuel avec un majeur. "Je pense que ce livre va reposer le problème et le fait que cet ouvrage ait un tel retentissement, je pense que les politiques doivent entendre prendre au sérieux cette question-là. Le fait que l’on peut à la fois être consentant et considérer que ce consentement est une fiction", explique Pierre Verdrager.