
Six établissements catholiques ont intégré une expérimentation autour de l’éducation prioritaire. Les spécialistes jugent que cette initiative est un « galop d’essai » qui vise, à terme, à créer une concurrence entre établissements et à privatiser l’Éducation nationale.
L’enseignement catholique en rêvait, Blanquer l’a fait. C’est désormais officiel, le ministre de l’éducation nationale et la secrétaire d’État chargée de l’éducation prioritaire, Nathalie Élimas, ont intégré six établissements de l’enseignement catholique privé dans l’expérimentation à l’œuvre dans trois académies (Aix-Marseille, Lille et Nantes) depuis la rentrée. Ceux-ci ont ainsi signé un contrat local d’accompagnement (CLA), ce nouveau dispositif né de la volonté de réforme de l’éducation prioritaire.
Dorénavant, et pour trois ans, le groupe scolaire Saint-Joseph-Viala et le collège Saint-Mauront à Marseille (Bouches-du-Rhône), le groupe scolaire Saint-Benoît au Mans (Sarthe), le groupe scolaire Saint-Jacques-de-Compostelle à Nantes (Loire-Atlantique), le collège La-Salle-Sainte-Marie à Roubaix (Nord) et le lycée professionnel Sainte-Marie à Bailleul (Nord) se verront attribuer des moyens supplémentaires. De leur côté, ils devront proposer des projets.
Philippe Delorme, secrétaire général de l’enseignement catholique, confirme sa satisfaction devant cette intégration, justifiée par le profil très social de certains élèves dans quelques établissements. Il explique que certains remplissent les critères pour être en éducation prioritaire. « L’expérimentation voulue par Jean-Michel Blanquer et portée par Nathalie Élimas ne répartit plus l’éducation prioritaire par zones mais par établissements, ce qui nous rend éligibles. Nous allons contre l’idée souvent véhiculée que l’enseignement privé catholique n’est que pour les riches. Il y a des familles en difficulté dans des territoires urbains et ruraux. »
Au cabinet de Nathalie Élimas, on tient à préciser que ces contrats locaux d’accompagnement n’ont pas vocation à remplacer l’éducation prioritaire, qui reste en place avec ses moyens assignés (...)
L’entourage de la secrétaire d’État explique encore avoir répondu à cette demande ancienne du privé catholique parce que les établissements proposés pour cette expérimentation ont des indices sociaux très bas et accueillent un public défavorisé. « À ce titre, on a ouvert l’expérimentation, car ils remplissent une mission de service public. »
Au secrétariat d’État à l’éducation prioritaire, on souligne aussi que cette organisation va être supervisée par les rectorats et l’inspection générale, avant que soit décidé un éventuel élargissement ou une généralisation. (...)
D’autres restent plus circonspects face à cette immixtion du privé dans l’éducation prioritaire, et sur la mission de service public censément remplie par le privé. Surtout que ce n’est pas la première fois. Les observateurs ont en mémoire le fait que Jean-Michel Blanquer, en rendant l’instruction obligatoire dès 3 ans, a fait un véritable cadeau au privé, lui permettant de bénéficier de subventions de la part des communes.
Pour le sociologue Choukri Ben Ayed, spécialiste de la mixité sociale à l’école, la question est délicate et il est difficile de prévoir les conséquences à long terme d’une telle décision. Il relève d’abord un manque de concertation de la part du ministère de l’éducation nationale. « On ne sait pas pourquoi ces décisions sont prises, dans quelles conditions ni comment elles ont été négociées. S’agissant de la politique de Jean-Michel Blanquer, on ne parle que d’expérimentations sur l’éducation prioritaire ou d’autres sujets. »
Le sociologue rappelle que l’enseignement privé sous contrat – 95 % des établissements relèvent de l’enseignement catholique – ne forme pas un ensemble homogène. Certains établissements privés sont en effet situés dans des zones d’éducation prioritaire ou des quartiers politiques de la ville, recrutent un public parfois plus populaire que certains établissements publics, mais il ne faut pas s’y tromper. (...)
De son côté, Jean-Yves Rochex, professeur émérite de sciences de l’éducation à l’université Paris 8, spécialiste de l’éducation prioritaire, considère que ce rapprochement était annoncé. Un collège privé de l’académie de Caen avait déjà été intégré dans les territoires éducatifs ruraux. (...)
Plus largement, Choukri Ben Ayed considère qu’une telle expérimentation interroge le statut de l’enseignement privé lui-même. Depuis longtemps, les sociologues ont établi que la motivation première des familles pour scolariser leurs enfants est la concurrence avec le public. Le sociologue s’interroge : « À force de mener des négociations avec l’enseignement privé sous contrat, on peut se demander si ce statut a encore un sens. Je pense que non. Il est largement financé par l’État, c’est comme si un concurrent donnait à un autre concurrent les moyens de le combattre, c’est ubuesque. » (...)
Pour le spécialiste de l’éducation prioritaire Jean-Yves Rochex, cette nouvelle architecture de l’éducation prioritaire n’augure rien de bon, et est même inquiétante, déjà par son pilotage local.
Les CLA sont menés par chaque recteur. Et ce sont des contrats noués avec des établissements, ce qui met en péril tout le travail inter-degrés et en réseaux. Pour lui, il y a dans ce mode de fonctionnement une notion de pilotage direct par les autorités rectorales, par résultats. Les spécialistes le soulignent : le pilotage local dans l’éducation prioritaire est une mauvaise idée, car il laisse place aux arbitrages opaques. (...)
Pour le spécialiste de l’éducation prioritaire Jean-Yves Rochex, cette nouvelle architecture de l’éducation prioritaire n’augure rien de bon, et est même inquiétante, déjà par son pilotage local.
Les CLA sont menés par chaque recteur. Et ce sont des contrats noués avec des établissements, ce qui met en péril tout le travail inter-degrés et en réseaux. Pour lui, il y a dans ce mode de fonctionnement une notion de pilotage direct par les autorités rectorales, par résultats. Les spécialistes le soulignent : le pilotage local dans l’éducation prioritaire est une mauvaise idée, car il laisse place aux arbitrages opaques. (...)
Pour lui, ces petites offensives s’inscrivent dans un continuum de privatisation et de marchandisation de l’école publique. Et de citer en exemple la brèche ouverte par le président de la République lors de son discours à Marseille début septembre.
En effet, Emmanuel Macron a annoncé qu’à la rentrée 2022, dans 50 écoles de la ville, des directeurs d’école pourront choisir leur équipe pédagogique autour d’un projet innovant, aides financières à la clé pour les enseignants, comme le prévoit la loi Rilhac, examinée en ce moment en deuxième lecture à l’Assemblée nationale. Pour Jean-Yves Rochex, là encore, les parents et leurs enfants vont devenir les consommateurs d’une école de plus en plus libérale.
À terme, explique encore le professeur en sciences de l’éducation, les conséquences ne peuvent être que l’exacerbation de la concurrence. (...)