
A bientôt 80 ans, Ken Loach est un cinéaste plus engagé que jamais. "Moi, Daniel Blake", son nouveau film en compétition à Cannes, raconte l’histoire d’un sexagénaire confronté pour la première fois de sa vie aux services sociaux. Un drame sobre mais poignant qui illustre, pour le cinéaste britannique, la victoire des politiques néo-libérales dans l’Europe du XXIe siècle.
A la fin de la projection de votre film, Bertrand Tavernier s’est exclamé : "voilà ce que Emmanuel Macron prépare pour la France". Moi, Daniel Blake est-il une mise en garde face aux politiques libérales à l’œuvre dans nos pays respectifs ?
J’ai entendu parler de votre ministre de l’Economie, oui. Et je crois que ce qu’on voit dans le film est inévitable si on ne continue pas à se battre. Vous savez, c’est quelque chose qui est à l’œuvre à travers toute l’Europe, à différents stades. Depuis 40 ans, la Grande-Bretagne est le pays qui applique les préceptes du néo-libéralisme de la façon la plus agressive.
Depuis Margaret Thatcher, nous sommes ceux qui avons lancé les premiers la privatisation de l’industrie et des services publics. Des politiques qui ont entraîné la destruction de l’Etat-providence et de ses bienfaits pour les citoyens. Aujourd’hui, c’est l’Union européenne qui pousse en faveur de ces décisions qui favorisent les profits des grandes corporations.
On voit le résultat en Grèce… Et ne vous trompez pas : ça va vous arriver aussi en France ! (...)
Pour les sociaux-démocrates, la première priorité est que le patron fasse des profits. Avant tout le reste. Pour moi la vraie gauche doit se distancier au maximum des sociaux-démocrates et mettre la défense des travailleurs en tête de ses priorités. (...)
Pensez-vous que Blair hier, Hollande aujourd’hui, se mentent lorsqu’ils disent qu’ils sont de gauche ?
Je pense que c’est leur vision de la politique. Ils estiment qu’être de gauche, c’est se mettre au service des entreprises pour qu’ils fassent des profits. Et que si à la fin on peut laisser un euro aux pauvres, c’est suffisant. Ce qu’ils oublient, c’est que le profit réclame des travailleurs mal payés, des taxes les plus faibles possibles et des compagnies privées qui contrôlent tout. Les sociaux-démocrates veulent peut-être faire le bien. Mais face à la loi du marché, c’est perdu d’avance. (...)
Par moment en regardant le quotidien de vos personnages, on a l’impression d’être dans un livre de Dickens… Sauf que l’histoire se déroule bien en 2016. Est-ce que rien n’a changé en deux siècles ?
Le drame le plus terrible, c’est la faim. Avec Paul, nous sommes allés à Nuneaton, ma ville de naissance, dans les Midlands. Nous avons rencontré un jeune homme qui faisait des petits boulots, ici et là. Il habitait dans une petite chambre, financée par une association de charité. Il avait pour seul mobilier un matelas sur le sol et un vieux réfrigérateur… On a ouvert la porte et il n’y avait rien dedans. On lui a demandé pendant combien de temps il lui arrivait de ne pas manger et il a dit : "quatre jours, la semaine dernière". Il avait 19 ans, il aurait pu être mon petit-fils, et il n’avait pas mangé pendant quatre jours !
Vous avez bientôt 80 ans. Diriez-vous que vous êtes encore et toujours un homme en colère ?
Et que c’est cette colère qui vous pousse à faire des films ?
Disons que je suis en colère au nom des autres. Regardez, nous sommes assis ici à Cannes, face aux yachts de milliardaires. Quelle ironie bizarre… Mais comment voulez-vous ne pas être en colère devant les choses que je vous décris ? J’espère transmettre ce sentiment à travers mon film.