
Jérôme Laronze, éleveur en Saône-et-Loire, a été tué le 20 mai par les tirs d’un gendarme. Ce drame prend sa source dans un contrôle vétérinaire. Reporterre détaille cette histoire révoltante.
Cela fait maintenant quatre mois que celui qui habitait ces lieux, Jérôme Laronze, a été tué de trois balles tirées par un gendarme, à quelques kilomètres de sa ferme. L’éleveur était recherché depuis le 11 mai, jour d’une visite des services vétérinaires à l’issue de laquelle il s’était enfui. Le 20 mai 2017, il tentait à nouveau d’échapper à une interpellation quand les gendarmes ont ouvert le feu. Une instruction est en cours au tribunal de grande instance de Chalon-sur-Saône pour « violence avec arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Deux juges d’instruction ont été nommées, le gendarme auteur des coups de feu a été mis en examen. S’inscrivait-il dans le cadre légal quand il a fait usage de son arme ? Comment des contrôles vétérinaires ont-ils pu aboutir à la mort d’un homme ? L’affaire implique la responsabilité d’un représentant des forces de l’ordre, mais au-delà, de toute une administration. (...)
Jérôme, dernier et seul garçon de la famille, avait repris l’exploitation en 2003. Il voulait vendre localement, en circuit court, il laissait ses vaches au pâturage le plus longtemps possible, s’était récemment converti au bio, et avait même adhéré à un syndicat agricole « alternatif », la Confédération paysanne. Cela en faisait un paysan hors normes, dans un coin où la voie tracée par les instances dirigeantes du monde agricole et le syndicat majoritaire est étroite. C’est à force de ne pas respecter les normes, sociales, peut-être, et réglementaires, certainement, qu’il a fini par attirer l’attention de l’administration. D’identification des vaches en retard en papiers oubliés, d’obligations de suivi sanitaire non remplies en contrôles, la direction départementale de la protection des populations (DDPP), qui comprend les services vétérinaires, en avait conclu qu’il fallait retirer son troupeau à Jérôme.
Ils sont venus de 11 mai. « Ce matin-là, ils venaient faire un recensement du cheptel en vue de sa saisie », précise Marie-Noël. Sont arrivés chez Jérôme trois agents de la DDPP, accompagnés de gendarmes, du maire et de l’employé municipal. Ces deux derniers « étaient présents comme témoins », complète Marie-Pierre. Quant aux gendarmes, « ils sont venus à la demande de la DDPP. Il y en avait six : deux gendarmes de Dompierre, et quatre de Mâcon, venus en renfort », poursuit-elle.
« Mon frère n’avait pas connaissance de l’objet du contrôle. Il n’avait pas été averti. Le maire, lui, avait été prévenu la veille. Les agents de la DDPP avaient une ordonnance du juge des libertés leur permettant d’accéder à tous les bâtiments et à tous les documents, même sans l’accord ou la présence de Jérôme », ajoute-t-elle. Marie-Pierre exerce la profession d’avocate, manie les termes juridiques avec précision. « Pourtant, ils ont tenté de l’obliger à participer au contrôle. C’était son droit : il a refusé et les a laissés faire. »
« Quand on traite quelqu’un comme un terroriste, on donne un permis de tuer aux gendarmes »
Ce n’était pas la première fois que les gendarmes accompagnaient les agents de la DDPP à Trivy. Un contrôle, en 2016, avait déjà eu lieu en leur présence et effrayé les bovins, dont certains seraient même morts dans la cohue. Mais un autre, peu de temps après, en présence de membres de la Confédération paysanne et des sœurs, s’était bien déroulé. « Il pouvait se montrer énervé dans les mots, mais n’a jamais été violent ni menaçant lors d’un contrôle », assurent Marie-Pierre et Marie-Noël. Un portrait confirmé par de nombreux proches. « Ici on est dans un village, les gendarmes font partie du paysage. Si ceux de Dompierre [la commune voisine] n’étaient venus que tous les deux, cela ne se serait pas passé comme ça le 11 mai », pense Marie-Pierre. (...)
De mauvais souvenirs en tête, des militaires dans ses champs : Jérôme s’est sans doute senti menacé, supposent les sœurs. « Pendant qu’ils faisaient le tour des pâtures, il a continué à travailler, puis est revenu à la maison », poursuit l’avocate. Il était en contact depuis quelque temps avec un journaliste du Journal de Saône-et-Loire, auquel il avait fait parvenir une lettre racontant ses déboires administratifs. Mais cette lettre n’avait pas été publiée. Sentant l’urgence de témoigner, Jérôme a alors, ce matin du 11 mai, appelé une amie, lui demandant d’envoyer cette chronique au quotidien. Il y faisait le récit du contrôle catastrophique de 2016, et l’aveu qu’il avait, peu de temps après, pensé se suicider. Il écrivait qu’il se serait même rendu, cette idée en tête, aux abords de la propriété de l’agente de la DDPP ayant mené ce contrôle, avant de se raviser.
« Lisant cela, cette amie a paniqué, et a appelé les secours », dit Marie-Pierre. « Les pompiers sont arrivés en fin de matinée, ont trouvé Jérôme en train de travailler, leur disant que tout allait bien. Ils ont quand même appelé le médecin du Samu, qui leur a dit qu’il fallait le lui amener à Mâcon, pour le voir. Jérôme ne voulait pas venir, ils ont donc rappelé les gendarmes pour le contraindre. Ces derniers l’ont encerclé et Jérôme a essayé de les effrayer avec son tracteur. » (...)
Les moyens mis en œuvre n’avaient rien à voir avec le discours. Plusieurs unités de gendarmes ont été mobilisées ; l’agente de la DDPP qui avait porté plainte a été placée sous protection rapprochée ; des personnes travaillant dans l’administration du département nous ont dit qu’il avait été signalé dans plusieurs services comme dangereux. Quand on traite quelqu’un comme un terroriste, on donne un permis de tuer aux gendarmes », conclut Marie-Pierre.
Pourquoi une telle mobilisation de moyens pour attraper un paysan ?
Pendant neuf jours, Jérôme, fin connaisseur de son territoire, se joue des gendarmes, les sème, s’échappe mais ne s’éloigne pas, apparemment, du département. « Je l’ai eu une fois au téléphone, pendant moins d’une minute, se rappelle Marie-Noël. Il voulait que je transfère sa chronique à un autre journaliste du Journal de Saône-et-Loire. Il m’a dit : “Vous avez essayé de m’aider, ça n’a pas marché, je ne serai jamais en paix.” Il avait une peur panique que ça finisse mal avec les gendarmes. »
Cette longue traque les a-t-elle mis à cran ? Pourquoi une telle mobilisation de moyens ? Comment en est-on arrivé à considérer que cet agriculteur pouvait être dangereux pour autrui ? L’administration et les forces de l’ordre ont-elles fait une erreur d’appréciation, jugeant Jérôme plus dangereux qu’il ne l’était ? Autant de questions auxquelles l’instruction doit tenter de trouver des réponses. (...)
. « Après les coups de feu, il semble que Jérôme s’étouffait, qu’il saignait et qu’ils l’ont laissé sans soins », reprend-elle. Dans ce cas, la femme gendarme, pour l’instant simple témoin, pourrait se voir reprocher la non-assistance à personne en danger. « Puis très vite, beaucoup de gendarmes, de pompiers sont arrivés sur les lieux et ont “pollué” la scène de crime. Il y a eu des incohérences et des problèmes dès le début de la gestion de l’enquête », pensent les deux sœurs.
Une étape importante pour la famille, qui s’est portée partie civile, sera donc la reconstitution, demandée aux juges d’instruction. Elle devrait avoir lieu prochainement. « Il faut mettre le gendarme face à ses responsabilités », assure la grande sœur.
La Confédération paysanne, syndicat auquel Jérôme adhérait, ainsi que la Ligue des droits de l’homme, souhaitent aussi se porter parties civiles. Un comité de soutien s’est également constitué en association le 20 septembre dernier afin de maintenir une vigilance et de continuer d’organiser, tous les 20 de chaque mois, une veillée en mémoire du paysan. Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne, approuve : « Il faut insister, maintenir la pression, qu’on n’enterre pas l’affaire. » (...)