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« Je me suis voué corps et âme à mon métier, et je m’y suis broyé » : en France, les douaniers aussi se suicident
Article mis en ligne le 6 juin 2019
dernière modification le 5 juin 2019

Il a fallu six ans de procédures pour que la famille de Hervé, douanier expérimenté, obtienne la reconnaissance de son suicide en accident de travail. Décrit par ses collègues comme un homme rigoureux, compétent, fier de sa profession, Hervé a été percuté de plein fouet par la « restructuration » du service public au sein duquel il travaillait. Aux douanes comme à l’hôpital, à la SNCF ou à la Poste, les réorganisations se traduisent souvent, pour celles et ceux qui travaillent, par un effondrement progressif du sens de leur mission, des moyens dont ils disposent pour l’exercer, et de la possibilité même de travailler.

Il n’avait que cinquante ans mais il était tellement mal en point qu’il avait fini par accepter un arrêt de travail de plusieurs semaines. Son dos le faisait atrocement souffrir. « Comment en suis-je arrivé là ?, s’interroge-t-il dans son "Journal sous terrain", trois mois avant sa mort. Depuis vingt ans, je me suis voué corps et âme à mon métier. En faisant toujours plus, j’ai cru pouvoir changer le système en quelque chose de plus conforme à mes valeurs. Je m’y suis épuisé. Je m’y suis broyé. » [1]

« Pour moi, il était évident que le suicide de Hervé était directement lié à son travail », rapporte sa veuve, Claire, certaine que rien d’autre ne le tourmentait. Quelques mois après la mort de son mari, elle demande avec ses trois enfants à ce que son suicide soit reconnu en « accident de service ». C’est le terme que l’on utilise pour les accidents liés au travail dans la fonction publique [2].
« Personne ne voulait que ce soit reconnu en accident du travail. Et surtout pas la hiérarchie »

Il leur a fallu patienter cinq ans pour obtenir cette reconnaissance. Cinq ans d’enquêtes, de courriers, d’expertises et de recours devant la Justice, entre 2012 et 2017. Puis encore un an pour que les indemnités leur soient versées, dans le courant de l’année 2018 [3]. « À aucun moment, l’administration n’a soutenu la famille dans ses démarches, ni même informé de son droit ou du déroulé de la procédure, bien au contraire, s’insurge le syndicat Solidaires douanes, qui a accompagné Claire et ses enfants pendant ces six longues années. Sans appui syndical, elle se serait retrouvée absolument seule à assumer ce drame ! » (...)

Pour éclairer l’origine professionnelle de ces souffrances, les salariés élus au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) bataillent pour qu’une enquête soit menée. Ils obtiennent gain de cause et passent plusieurs mois, pendant l’année qui suit le suicide d’Hervé, à interroger des dizaines de douaniers [4]. 75 % des agents interrogés estiment que les causes du suicide d’Hervé sont « au moins pour partie en rapport avec son activité professionnelle ». Nombre d’entre eux le décrivent comme une personne combative avec « une haute idée du service public douanier », très impliquée professionnellement.

Très attaché à l’administration des douanes qu’il intègre en 1984, Hervé voit ses compétences reconnues par sa hiérarchie tout au long de sa carrière, soulignent les syndicalistes qui ont réalisé l’enquête du CHSCT (...)

Bouleversement d’une organisation du travail éprouvée

Au début des années 2010, une réforme de l’organisation des douanes prévoit de gros changements pour ce fils de gendarme, qui aime porter l’uniforme et collectionne les galons. Inscrite dans un contexte de réduction des dépenses publiques, et de sévères coupes dans les effectifs, cette réorganisation doit amener Hervé à gérer une brigade – contre trois auparavant – et à occuper un poste qui était auparavant sous son contrôle. D’une centaine d’agents supervisés, il passe à une cinquantaine.

« Il l’a vécu comme un déclassement, injustifié au regard du travail réalisé tout au long de sa carrière », rapportent les enquêteurs du CHSCT. « Il n’a pas compris ce qui se passait, rapporte Anne, qui a travaillé sous ses ordres pendant sept ans. Il faisait vraiment tout ce qu’on lui demandait, et donnait toute satisfaction. Cela n’avait aucun sens. Et l’augmentation substantielle qu’on lui proposait pour qu’il accepte ce bouleversement ne réglait rien pour lui. »

« Il faut comprendre ce qu’une restructuration telle qu’elle a été mise en place dans les services de Hervé peut avoir comme conséquences en terme de souffrances », insiste Bernard Bouché, de Solidaires douanes. (...)

Interrogée par Basta ! sur la manière dont les réformes sont menées, la direction des douanes assure qu’elles sont désormais mises en œuvre « selon des calendriers qui permettent de libérer du temps pour la concertation, d’anticiper et de donner de la visibilité aux agents comme à l’encadrement ». Un dispositif de formation destiné à renforcer la prévention des risques psychosociaux a été mis en œuvre pour les cadres.

« Si tout va si bien, comment se fait-il que les douaniers se soient mobilisés pendant trois mois cette année pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail ? », interroge Eric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, en charge des questions de santé au travail. Interrompu le 17 mai dernier suite à un protocole d’accord signé par sept syndicats, le mouvement social a été déclenché en mars par des agents inquiets de ne pas avoir les moyens de faire face aux conséquences du Brexit. Mais les douaniers mobilisés ont également fait part de leur lassitude extrême face aux réorganisations multiples qu’ils subissent, avec une dégradation continue de leurs conditions de travail [6].
Les plus engagés tombent les premiers (...)

« On retrouve parmi ceux et celles qui se suicident à cause du travail des gens très actifs, qui essaient de changer le système qui les fait souffrir, remarque Eric Beynel de l’union syndicale Solidaires. Il y a ainsi beaucoup de militants syndicaux. » Dans l’enquête menée par le CHSCT, de nombreux douaniers remarquent qu’Hervé s’est beaucoup battu contre la réforme de la chaîne hiérarchique, et les velléités de sa direction de faire de lui un « manager », qui distribuerait des bons et mauvais points à ses agents de façon individualisée. Son mal-être, visible, inquiète alors ses collègues.
« Pas un représentant n’a déploré le suicide de Hervé. Il n’y a pas d’humanité là dedans, c’est honteux » (...)

Pour le tribunal, le suicide est bien un accident de service

« En général, sur des dossiers tels que celui d’Hervé, on finit par avoir la reconnaissance, même s’il faut aller jusqu’à la cour de Cassation et saisir le conseil d’État, reprend Bernard Bouché. Mais les directions et le pouvoir jouent la montre. Cela pose de vrais problèmes en terme de maltraitance des familles mais aussi en terme de prévention. Plus une situation est reconnue, et donc débattue, tardivement, plus les risques de souffrance dans le milieu de travail augmentent. »

Très en colère, et bien décidée à ne pas laisser la direction des douanes blanchie de toute responsabilité, Claire saisit le tribunal administratif. En janvier 2017, ce dernier balaie les arguments avancés par la hiérarchie d’Hervé et affirme qu’« il existe de manière certaine un lien direct de causalité entre le suicide de Hervé et le service ». La hiérarchie ne fera pas appel de cette décision [8]. (...)

Malgré sa réticence à accepter les arrêts de travail, Hervé est arrêté pendant plusieurs semaines. D’habitude loquace et engagé lors des réunions d’organisation opérationnelle, il devient mutique. Début juillet, deux supérieurs hiérarchiques se déplacent pour annoncer la fermeture définitive de l’une des brigades qu’il supervise. Hervé et ses agents s’étaient battu pour la conserver, convaincus que les contrôles seraient de meilleure qualité si cette brigade perdurait. « Ce jour là, Hervé choisit de se placer physiquement du coté des agents et ne fait aucun commentaire », constate l’enquête du CHSCT. Contrairement à ses habitudes, Hervé ne va pas déjeuner avec les représentants de l’administration. Quelques jours plus tard, il prend ses congés annuels. Et ne reviendra jamais travailler.