
Depuis cinq ans, des anciens salariés de la coopérative agricole bretonne Triskalia mènent un combat sans relâche. Travaillant dans le silo d’une filiale, ils ont été intoxiqués par les pesticides épandus sur les céréales dans l’attente que les cours remontent. Ils ont été licenciés et se battent depuis devant les tribunaux pour faire reconnaître leur préjudice et obtenir réparation. Cette affaire met en lumière les difficultés pour les travailleurs de l’agroalimentaire de faire reconnaître les activités à risque et les méfaits des pesticides dans les tâches quotidiennes. Des pesticides qui se transmettent ensuite à toute la chaîne alimentaire.
« Le cours des céréales ayant chuté, la coopérative Eolys avait décidé d’en stocker dans ses silos à grains des dizaines de milliers de tonnes et de couper les systèmes de ventilation pour économiser de l’argent sur l’énergie », raconte Laurent Guillou. un ancien salarié de la coopérative, désormais intégrée dans Nutréa, filiale du géant breton de l’agroalimentaire, Triskalia. Triskalia, ce sont 4800 salariés, plus de deux milliards d’euros de chiffres d’affaires, dont plus de la moitié dans la production et la nutrition animale, et une participation dans des marques comme Socopa (viande), Paysan breton (produits laitiers), Gelagri (avec Bonduelle), Mamie Nova, Prince de Bretagne... (...)
le Nuvan Total, un neurotoxique cancérigène bourré de composants hautement toxiques utilisé pour la conservation des céréales. « Des bidons non utilisés étaient entreposés sur le site depuis une dizaine d’année. Le Nuvan Total est un pesticide interdit à la vente, au stockage et à la distribution depuis 2007. Selon la réglementation, le produit aurait dû être détruit », témoigne Laurent Guillou. L’entreprise utilise un autre pesticide, le Kobiol, pas interdit celui-là, mais à des doses dix fois supérieures aux limites autorisées.
Laurent Guillou et Stéphane Rouxel sont à ce moment employés au déchargement des céréales. En avril 2009 et mai 2010, ils sont victimes d’accidents du travail. Après le déchargement de camions, ils ressentent des brûlures au visage et aux yeux, des problèmes respiratoires ainsi que des maux de têtes. Ils sont atteints de vomissements et de crachats sanguins. À de nombreuses reprises, les salariés sont placés en arrêt maladie. Un médecin diagnostique une intoxication pulmonaire sanguine liée à l’inhalation des deux pesticides (lire notre article à l’époque).
Absence d’équipements de protection (...)
Entre février et mai 2010, l’Inspection du travail établit un lien direct entre l’apparition des signes d’intoxication et la livraison des lots de céréales, ainsi que le défaut d’information et de formation des salariés. Autour du site de Plouisy, les membres de l’Office national de forêts constatent que les oiseaux et les rongeurs meurent. Les tonnes de céréales sont ensuite vendues aux agriculteurs et contaminent la chaîne alimentaire animale avant de finir dans l’assiette des consommateurs. Selon les ex-salariés, cette nourriture empoisonnée aura de graves conséquences sur les bêtes : surmortalité, avortement, cas de cannibalisme, baisse de la ponte (Triskalia commercialise environ un milliard d’œufs chaque année en France, les céréales stockées par Nutréa servant à nourrir les poules [2].
Chez les agriculteurs c’est le silence, aucun ne veut témoigner et encore moins porter plainte. On ne s’attaque pas facilement au groupe Nutréa-Triskalia, dont 18 000 agriculteurs sont adhérents, l’un des géants européens de la nourriture animale et de l’agriculture intensive. Outre les nombreuses marques qu’il fournit, le groupe coopératif possède les magasins de jardin et animalerie connus sous les enseignes Magasin Vert, Point Vert et Gamm Vert. (...)
La faute inexcusable de l’employeur enfin reconnue
Le 11 septembre 2014, les ex-salariés obtiennent une première victoire, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Saint-Brieuc reconnait la faute inexcusable de Nutréa-NA et fixe le taux de majoration de la rente à son maximum (l’entreprise n’a pas fait appel). Le surlendemain, quelques jours avant l’ouverture du Salon international des productions animales de Rennes, le quotidien Ouest-France publie un encart publicitaire vantant les mérites de l’entreprise bretonne : « Proximité, Réactivité, Confiance. Ne laissez rien au hasard, choisissez Nutréa ». Une publicité qui sonne comme une provocation, comparée au parcours du combattant mené depuis 5 ans par les deux ex-salariés pour obtenir justice et réparation.
C’est l’avocat qui a fait condamner Monsanto à Lyon, Maître François Lafforgue, qui se tient aux côtés des ex-salariés. (...)
Le marathon judiciaire de ces ex-salariés de Nutréa-Triskalia est loin d’être fini. Pendant ce temps aucun d’eux n’a retrouvé de travail. Ils doivent survivre désormais avec les minima sociaux. Un paradoxe pour des salariés qui ont aussi permis de lancer l’alerte sur des pratiques qui ont des conséquences sur l’ensemble de la chaîne que suivent les aliments, jusqu’aux assiettes des consommateurs. Un Comité de soutien composé de dix-sept organisations s’est créé [5] et un peu partout en Bretagne des collectifs locaux voient le jour (Morlaix, Redon, Rennes, Saint-Brieuc). Un livre et un film sont également en préparation (par Eric Guéret, le réalisateur du film documentaire « La mort est dans le pré »).
Fin avril, devant le Club de la Presse de Rennes, René Louail, conseiller régional EELV et chef de file des Verts en Bretagne a annoncé que son parti en lien avec le groupe européen des Verts, allait demander la création d’une « commission d’enquête nationale et européenne » sur Triskalia. Pour cet ancien responsable de la Confédération paysanne, le statut coopératif de l’entreprise et son appartenance au réseau de l’économie sociale et solidaire ne sont pas compatibles avec des pratiques de « voyous ».