
En 2016, 1% de la population mondiale possédera autant que les 99% restants ! Pourquoi les choses ne changent-elles pas ? Le philosophe Patrick Savidan donne une réponse troublante.
(...) les études se sont multipliées. En cette rentrée, par exemple, l’édition 2016 de L’Etat du monde, dirigé par Bertrand Badie et Dominique Vidal, propose un tableau mondial, fort bien documenté, des inégalités et de leurs mécanismes. Et Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie, y consacre son dernier ouvrage, La Grande Fracture, dans lequel il reprend une fameuse image lancée par Oxfam au forum de Davos, le rassemblement annuel de l’élite mondiale, en 2014 : « Si l’on mettait quatre-vingt-cinq multimilliardaires dans un autobus, il contiendrait une fortune équivalente à celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité, environ trois milliards de personnes. » « Un an plus tard, ajoute-t-il, l’autobus a rétréci : il n’a plus que quatre-vingts places. » (...)
Si ces informations sont connues, pourquoi les choses ne changent-elles pas ? Voulons-nous vraiment l’égalité ? Question hautement embarrassante que se pose et nous pose Patrick Savidan, professeur de philosophie politique et président de l’Observatoire des inégalités, dans un livre dense et passionnant. Construit comme une enquête, son essai intrigue car il repose sur une énigme : le divorce entre, d’un côté, notre désir d’un monde plus juste et, de l’autre, nos actes, qui le contredisent. (...)
L’an dernier, dans un petit livre au titre provocateur, La Préférence pour l’inégalité, le sociologue François Dubet avait avancé l’idée que cette « préférence » était moins le fruit d’un choix politique que de nos pratiques quotidiennes. Ainsi quand nous choisissons de contourner la carte scolaire. « Quel usage faisons-nous de l’hebdomadaire qui titre sur "les meilleurs lycées" ou "le classement des hôpitaux" ? demande Patrick Savidan. Est-ce pour regretter qu’il y ait de mauvais établissements et dénoncer les écarts inacceptables ou pour choisir le meilleur lycée où placer nos enfants ? »
Voilà le philosophe lancé dans l’exploration de notre « passion contrariée » pour l’égalité, procédant par élimination. Serions-nous hypocrites ? Patrick Savidan écarte cette hypothèse : si nous l’étions, nous chercherions des arguments pour justifier les inégalités, il en existe, le néolibéralisme les a fournis. Or la plupart d’entre nous se mettent en situation inconfortable en reconnaissant que la situation est injuste et qu’ils ne font pas vraiment ce qu’il faut pour y remédier. Serions-nous inconséquents, alors ? Notre désir d’égalité devrait logiquement nous conduire à agir, au moins à exiger que soient prises des mesures pour combattre les injustices.
S’appuyant sur les travaux du philosophe américain Donald Davidson, Savidan rejette également cette hypothèse : les gens ne raisonnent pas à partir de toutes les informations qu’ils détiennent ; au moment d’agir, ils font abstraction de certaines d’entre elles. Ils peuvent manquer de volonté, mais ne sont pas inconséquents. Seraient-ils alors immoraux ? Quand ils contournent la carte scolaire, en sachant que leur comportement va entraîner une diminution de la mixité sociale dans le collège qu’ils fuient, par exemple ? Non plus, répond Savidan. On ne peut pas dire qu’un père ou une mère qui agit en fonction du bien de ses enfants est immoral. En revanche, ils pratiquent une « solidarité élective ».
La solidarité se recentre sur la famille
Aujourd’hui, explique Savidan, les gens ont un rapport stratégique à la solidarité, on le voit par exemple à travers le discours anti-impôt : je veux bien financer les dispositifs dont je peux avoir besoin, mais pas au-delà, car je dois penser avant tout à protéger ceux qui me sont proches. Et les Français font ce qu’ils disent : ils soutiennent de plus en plus leurs parents, et leurs enfants, de plus en plus longtemps. Ils ne sont pas moins généreux, ils désinvestissent la solidarité publique et réorganisent leurs priorités.
Mais pourquoi les gens se sentent-ils acculés à choisir entre diverses formes de solidarité ? Essentiellement à cause de la montée du sentiment d’insécurité sociale, de la crainte de la précarité, qu’elle soit réelle ou potentielle. (...)
L’avenir paraît opaque ou menaçant, ouvert à quelques-uns et fermé pour la plupart. L’injustice sociale se joue alors entre ceux qui ont un avenir et les autres, dont l’horizon paraît bouché. (...)
la sécurité apparaît comme un bien fragile, rare, concurrentiel. En multipliant les informations sur les inégalités, on contribue ainsi à augmenter l’angoisse qui pousse à redoubler d’efforts dans la concurrence avec les autres.
« La sécurité est un bien commun, dont l’amélioration doit s’étendre à tous, conclut Patrick Savidan. Si ce n’est pas le cas, les inégalités persistent et la logique de confrontation l’emporte. Cette réflexion se joue au coeur de la question du temps : car, aujourd’hui, certains groupes privilégiés colonisent l’avenir. Il faut que cela cesse. » (...)