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Mediapart
Inceste : des mères face au silence de la justice
Article mis en ligne le 3 mars 2021

Mediapart a enquêté sur le parcours judiciaire de femmes soupçonnées de manipuler leurs enfants ou de vouloir régler des comptes avec leurs conjoints en les accusant d’inceste. Elles espèrent que la récente libération de la parole changera le regard de la société.

Elle l’appelle « le géniteur ». « Pour moi, un papa protège, aime son enfant. Ça ne lui fait pas des horreurs pareilles », explique Sarah Kadi. Son ex-conjoint, Jérôme S., est renvoyé le 4 mars devant le tribunal correctionnel de Toulouse pour « agression sexuelle incestueuse » sur sa fille, Marie. Présumé innocent, ce quadragénaire encourt dix ans de prison.

Selon sa mère, la fillette en a parlé pour la première fois en 2015. Elle a alors quatre ans : « Un jour, elle me dit : “Maman, papa me touche le zizi” », raconte à Mediapart Sarah Kadi. « Elle m’a dit : “Non maman, c’est pas pour laver, c’est pour jouer.” » (...)

Cette aide-soignante de 42 ans n’a jamais été « confrontée à l’inceste de près ou de loin ». Elle prend alors conseil auprès du pédiatre de Marie, qui l’oriente vers l’Unité hospitalière de l’enfance en danger (UHED) de Toulouse, un service spécialisé dans le recueil de la parole des mineurs victimes.

« Madame et sa fille ont été reçues, le 29 septembre 2015, par une psychologue et une éducatrice, qui n’ont pas conclu à un comportement inquiétant de l’enfant », résume un rapport d’enquête social quelques mois plus tard. Selon la mère, le personnel de l’hôpital lui aurait par la suite demandé de respecter les droits de garde du père, dont elle est séparée depuis la naissance de leur fille : « J’essayais de ne pas trop angoisser, si les spécialistes me disent qu’il n’y a pas de danger… je les crois. »

Mais, de retour d’un week-end chez son père, la petite fille aurait réitéré ses propos. Sarah Kadi décide de déposer plainte, le 5 octobre 2015.

Dix jours plus tard, Marie est auditionnée par la brigade de protection de la famille (BPF) de Toulouse, service, là encore, spécialisé dans les violences sexuelles sur mineur. Or l’entretien est contraire aux recommandations en la matière. Il dure 7 minutes et 39 secondes.

« À ce stade, ce n’est même pas une audition »

« Moins de dix minutes, c’est très court », explique Gilbert Vila, chef du service de psychopathologie et centre de victimologie pour mineurs de l’hôpital Armand-Trousseau, qui a rédigé les recommandations la Haute Autorité de santé sur le recueil de la parole des enfants victimes de violences sexuelles. « Plus on va prendre le temps, plus on va mettre en confiance l’enfant, plus on va recueillir des informations fiables. C’est vrai pour un psychiatre comme pour un policier. »

« À ce stade, ce n’est même pas une audition, juge Myriam Guedj Benayoun, l’avocate de Sarah Kadi. On n’interroge pas comme ça, sur un coin de table, une enfant de quatre ans pour des faits d’inceste. »

Devant les policiers, selon un procès verbal consulté par Mediapart, Marie réitère ses propos :

« Il est gentil papa avec toi ?
— Oui, mais pas beaucoup gentil.
— Il est pas beaucoup gentil ? Pourquoi ?
— Parce qu’il veut mettre la main là ([Marie] pose la main sur son pubis).
— Il met la main là ? Pour quoi faire ?
— Pour euh… pour euh… pour pas, pour pas me nettoyer, c’est pour… pour jouer !! »

À la sortie du commissariat, Sarah Kadi demande une audience en urgence devant le juge des affaires familiales (JAF) et arrête, de son propre fait, de confier sa fille à son père toutes les deux semaines : « Je ne voulais pas qu’elle retourne chez lui. En tant que maman, c’était inconcevable », se justifie-t-elle. La mère souhaite qu’une expertise psychologique du père soit ordonnée et que les droits de visite et d’hébergement soient suspendus dans l’attente des conclusions de l’expert.

La mère accusée de vouloir « évincer le père » (...)

En mai 2016, Mme Kadi reçoit l’expertise de son ex-compagnon. « M. S. fait de [Marie] l’objet de comportements qu’on peut qualifier de passages à l’acte incestuels », estime le psychologue, qui se contente de « rappeler [le père] à son devoir paternel de respecter la pudeur de [sa fille] ». Le tout en recommandant de maintenir les droits de garde en l’état. La JAF suit donc ses recommandations et charge une nouvelle fois la mère, chez qui le psychologue n’a pourtant rien trouvé d’anormal : « Mme Kadi devra essayer de ne pas se laisser envahir par ses craintes, qui pour l’instant ne paraissent pas fondées, de façon à ne pas parasiter Marie. »

La plainte pour « agression sexuelle par ascendant » est classée sans suite le 12 mai 2016. Sarah Kadi envoie les conclusions de l’expertise du père au procureur et lui demande une réouverture de l’enquête. Le parquet de Cahors, chargé du dossier, n’en fera rien. La mère est « consternée », dit-elle. « J’avais toujours cru en la justice, qu’elle était là pour protéger. Je me suis sentie abandonnée. » (...)

Marie développe des tocs, des troubles alimentaires – des troubles attestés par la pédopsychiatre qui suit la fillette. « Je voyais qu’elle n’allait pas bien. Mais vu qu’elle ne me disait rien, je me suis dit que c’était terminé. » (...)

« Marie me dit : “Ça n’a jamais cessé” »

Quatre années passent. Octobre 2019, le téléphone sonne. Un policier informe Sarah Kadi que Jérôme S. est visé par une enquête pour « tentative de viol » sur une fille de 15 ans, ce que celui-ci conteste.

Sur les conseils d’une psychologue, la mère annonce à sa fille que son père est en détention provisoire. La petite Marie est « triste », dit sa mère. Quelques jours plus tard, raconte Sarah, « Marie me dit : “Ça n’a jamais cessé.” » Depuis ce jour, la mère est en arrêt de travail pour dépression : « En tant qu’aide-soignante, en plus… C’était impossible pour moi de retourner travailler et m’occuper d’autres personnes, alors que ma propre fille avait besoin de moi, explique-t-elle. Et moi aussi, j’ai besoin d’aide. »

De retour à la BPF de Toulouse, Marie est auditionnée pendant plus d’une heure dans une pièce au décor de chambre d’enfant, spécialement conçue pour auditionner des mineurs victimes. « Par rapport à 2015, c’est le jour et la nuit, commente l’avocate de Sarah Kadi. Preuve qu’on ne l’a pas prise au sérieux quatre ans plus tôt. »

Devant les policiers, la petite est cette fois allée plus loin dans ses déclarations : elle décrit des pénétrations digitales au niveau anal. L’enquête est requalifiée en « viol sur mineur de quinze ans par ascendant ».

Le père, déjà condamné pour agression sexuelle sur mineur

C’est à la faveur de ces nouvelles investigations que Sarah Kadi apprend la condamnation, quelques mois plus tôt, en mars 2019, de Jérôme S. pour « agression sexuelle sur mineur de plus de quinze ans par personne ayant autorité » par le tribunal correctionnel de Cahors. Les faits datent de 2010 et 2012, du temps où il officiait comme surveillant dans un collège du département.

Personne n’a tenu informée Sarah Kadi. Elle a continué de confier sa fille à son père un week-end sur deux et la moitié des vacances. (...)

En octobre 2020, elle apprend que le parquet de Toulouse ne retient pas la qualification de viol (jugée en cour d’assises et pour laquelle la peine maximale est fixée à 20 ans de réclusion criminelle), mais soutient celle d’agression sexuelle aggravée (un délit passible de dix ans de prison).

Son avocat de l’époque l’appelle et la prévient. « Ou bien j’acceptais que les faits soient requalifiés en agression sexuelle, ou bien le procureur classait le dossier », résume Mme Kadi. Elle accepte la « “correctionnalisation” du dossier », selon un courrier au parquet que nous avons consulté.

« Imaginez ma détresse… Je me suis dit : “Je n’ai pas le choix, ce sera toujours ça” », dénonce Sarah. Une des raisons invoquées par le parquet pour justifier cette requalification serait le manque d’éléments matériels pouvant caractériser le viol : « Comment voulez-vous qu’ils retrouvent des lésions sur ma fille ? Nous avons porté plainte en octobre 2019, elle a été examinée en janvier 2020 », s’insurge la mère. Interrogé, le parquet de Toulouse n’a pas souhaité s’exprimer. (...)

Par la voix de son avocat, Jérôme S., placé sous contrôle judiciaire dans l’attente de son procès, nous fait savoir qu’il « conteste vigoureusement les faits qui lui sont reprochés par Madame Kadi » : « Il s’agit malheureusement d’une tentative de manipulation de la justice pénale dans un seul but de vengeance et de priver mon client de ses droits de père. » L’homme conteste également les faits qui lui valent une mise en examen pour « tentative de viol » sur l’adolescente de 15 ans. Il a perdu la garde de Marie et son autorité parentale a été suspendue.

Une théorie « misogyne »

Cette accusation de « manipulation » revient dans la bouche de tous les pères visés par les procédures pour inceste, dont Mediapart a pris connaissance.

(...) dans son rapport, la psychologue reformule les propos d’Anna. « L’entretien que nous avons examiné a pu être traumatisant pour l’enfant car sa parole est niée, renforçant ainsi des éléments de souffrance psychologique », estime le Dr Karen Sadlier, psychologue spécialiste des violences intrafamiliales, dans une attestation fournie à la mère. « Ceci peut gravement impacter des évaluations ultérieures. »

C’est pourtant sur la base de ce rapport que la cour d’appel d’Aix-en-Provence va fixer la résidence de l’enfant chez le père, par arrêt du 17 mai 2018. « Là, c’est la déflagration », raconte Tamara Malenic. « Je sais que c’est impossible d’obéir à ça. Je ne peux pas… Je ne peux pas. » La mère, accompagnée d’Anna, est en fuite depuis ce jour.

Contactée, l’association Sauvegarde 13 nous a adressé un communiqué dans lequel elle explique ne pas souhaiter répondre à nos questions. Aucun des magistrats s’étant penchés sur ce dossier n’a donné suite à nos sollicitations. (...)

« Dans les faits, d’autres formulations peuvent être employées pour faire allusion à l’aliénation parentale. On parle d’envahissement psychique, de mère pathologique, fusionnelle, qui refuse le lien paternel avec l’enfant, etc., remarque le sociologue Pierre-Guillaume Prigent, qui mène des entretiens avec des mères accusées de manipuler leur enfant. Ce sont des termes misogynes qui considèrent que les mères sont toujours inadéquates avec leurs enfants. »

Plusieurs collectifs ou associations de mères rapportent des histoires similaires. Des situations qui se répètent. (...)

Cette suspicion portée sur la mère s’applique même quand elle a été reconnue victime de violences conjugales, commises par le père (...)

Face à la violence des dires de leur fils ou de leur fille, ces femmes sont donc prises dans un dilemme, estime le juge pour enfants, Édouard Durand : « Des mères m’ont interpellé en me disant : “Je ne peux pas faire comme si mon enfant ne m’avait rien dit. Et d’ailleurs, on me le reprocherait si je ne le signalais pas, on dirait que je suis complice. Mais personne ne m’entend.” De fait, elles vont développer des mécanismes de défense maladroits, non pas intrinsèquement, mais non compris par les professionnels. » (...)

Un jugement oblige Fanny Thiel à présenter sa fille à des visites médiatisées, pour que l’enfant puisse renouer avec son père. Si elle refuse, l’enfant pourrait être placée. « On me demande de choisir entre la peste et le choléra. Avec l’affaire Duhamel, plein de gens disent que la mère est complice. Moi, j’alerte, je me bats pour ma fille et on me le reproche. Mais, c’est quoi être une mère normale ? », dénonce Fanny Thiel. (...)

En l’absence de faits établis durant l’enquête pénale, la justice décide de maintenir le lien paternel à tout prix et va parfois jusqu’à confier la garde de l’enfant au père.

Mais certaines mères refusent et s’engagent dans un voyage sans retour, une fuite avec pour seule issue probable la prison. Tamara Malenic, 45 ans, est l’une de ces femmes en cavale. Elle et sa fille, Anna, n’ont pas reparu depuis mai 2018 : « Je pensais que j’allais tenir trois, quatre mois. Et ça fait près de trois ans. »

Cette mère n’ose rien dire de sa vie actuelle, de peur d’être retrouvée. « Ma vie est dédiée à ma fille, à notre survie. Ma vie personnelle, j’ai fait une croix dessus il y a bien longtemps. » (...)

Quand l’association Sauvegarde 13 rédige son rapport, elle ignore que l’entretien entre Anna et la psychologue de la structure a été enregistré. La conversation, dont Mediapart détient une copie audio et une transcription réalisée par un huissier de justice, dure 18 minutes et 41 secondes.

L’échange commence sur un ton badin. Au bout de quelques minutes, l’enfant, alors âgée de 4 ans, raconte que son papa « lui fait des choses pas bien ». Dès lors, la psychologue ne va avoir de cesse de demander « qui » a « raconté ça » à la fillette : « Et qui c’est qui t’a dit de me raconter ça ? […] Alors, dis-moi, c’est maman qui t’a raconté ça ? […] Alors qui c’est qui t’a dit de me dire ça ? […] Qui t’a raconté ça ? Que papa il t’avait fait ça ? […] Qui est-ce qui t’a raconté ça ? […] Qui c’est qui te l’a dit ? […] Donc maman elle t’a raconté que papa il t’avait fait du bobo ? »

Peu à peu, Anna se referme, évite les questions de la psychologue. Celle-ci repose pour la dix-septième fois la question :

« Viens répondre à une question, après on pourra jouer. Que ton papa il t’a mis le zizi dans la zézette et tout, c’est maman qui te l’a raconté ?
— Oui…
— Pourquoi elle te le raconte ?
— J’ai plus envie de discuter, moi !
— Ah ! C’est ça ! C’est maman qui te le raconte ! »

Dans les minutes qui suivent, la psychologue va encore presser de questions la petite fille. Quatre fois, elle demande à Anna : « Pourquoi maman, elle raconte ça ? » La fillette finit par bredouiller : « Mais parce que c’est la vérité… hein » — « Oui, mais toi, tu t’en souviens pas de la réalité, c’est maman qui te l’a raconté », rétorque la psychologue. « Si, je m’en souviens », affirme la petite.

« Là, c’est la déflagration »

Cet entretien semble enfreindre toutes les règles relatives au recueil de la parole des enfants. (...)

Or, dans son rapport, la psychologue reformule les propos d’Anna. « L’entretien que nous avons examiné a pu être traumatisant pour l’enfant car sa parole est niée, renforçant ainsi des éléments de souffrance psychologique », estime le Dr Karen Sadlier, psychologue spécialiste des violences intrafamiliales, dans une attestation fournie à la mère. « Ceci peut gravement impacter des évaluations ultérieures. »

C’est pourtant sur la base de ce rapport que la cour d’appel d’Aix-en-Provence va fixer la résidence de l’enfant chez le père, par arrêt du 17 mai 2018. « Là, c’est la déflagration », raconte Tamara Malenic. « Je sais que c’est impossible d’obéir à ça. Je ne peux pas… Je ne peux pas. » La mère, accompagnée d’Anna, est en fuite depuis ce jour.

Contactée, l’association Sauvegarde 13 nous a adressé un communiqué dans lequel elle explique ne pas souhaiter répondre à nos questions. Aucun des magistrats s’étant penchés sur ce dossier n’a donné suite à nos sollicitations. (...)

Les avocats de la mère n’ont jamais réussi à faire annuler l’expertise contestée (...)

de [s]on point de vue, le risque en matière de protection de l’enfance et des affaires familiales, c’est l’arbitraire », explique le magistrat, qui copréside la commission sur l’inceste, créée par le gouvernement. « L’arbitraire vient de ce qui cautionne le déni. Il est toujours plus facile de ne pas voir la violence. Penser l’inceste, penser la violence, c’est beaucoup plus difficile. »