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le café pédagogique
« Il est urgent de politiser la question matérielle »
#educationnationale
Article mis en ligne le 10 janvier 2023

Laurence De Cock, historienne et chercheuse en Sciences de l’éducation qui prépare un livre sur le bâti scolaire en lien avec la démocratisation en confie les grandes lignes au Café pédagogique. L’état des établissements scolaires est une question d’actualité. En France, certains locaux sont d’une telle insalubrité que la chercheuse y voit « un mépris social et une allégorie du désintérêt profond des responsables politiques pour l’éducation ». Il serait urgent, selon elle, de « politiser la question matérielle » en commençant par « ne plus accepter l’inacceptable sous prétexte d’« adaptation » et par revendiquer une dignité des conditions de travail ». Elle signe cette tribune.

Freinet [Célestin] empoigne son chef par la manche et le tire vers les WC : « il n’y a pas de règlement, par hasard, qui prévoie que les cabinets soient vidés ? Venez voir les asticots … »

Et M. l’Inspecteur, bon gré mal gré, patauge dans la mare des WC, avec moins de dogmatique assurance, il faut le reconnaître, que dans la mare pédagogique des règlements vétustes ».

Cet épisode cocasse se déroule en 1933. Il est raconté par Élise Freinet, la femme de Célestin dans son ouvrage Naissance d’une pédagogie populaire (1977). Depuis des années, le couple se bat pour pouvoir enseigner dans des conditions matérielles dignes. La responsabilité de l’entretien de l’école incombe à la mairie dirigée par un maire proche des milieux de l’extrême-droite qui, détestant ce couple de communistes, se soustrait systématiquement à ses obligations. Aussi les enfants sont-ils scolarisés dans des classes crasseuses, mal chauffées, à l’hygiène douteuse. (...)

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Faudrait-il à notre tour prendre chacun de nos « chefs » par la manche afin de leur faire visiter certains locaux scolaires ?

Sous pression médiatique, le ministre Pap Ndiaye et la présidente de la région Île de France Valérie Pécresse ont dû se rendre à l’évidence récemment en allant d’urgence tenter de calmer le jeu au lycée Voillaume d’Aulnay Sous-Bois où élèves et enseignants éreintés ont fait savoir qu’ils travaillaient depuis la rentrée parfois sans électricité et dans un froid intenable. Ces lycées délabrés sont sous nos yeux depuis des années. Leur profil est assez redondant : lycées publics de quartiers populaires nécessitant une rénovation, région qui traîne des pieds pour débloquer des budgets conséquents, entreprises prestataires défaillantes et renvoyant la balle à la région, élèves et enseignants placés dans des préfabriqués où parfois les fils d’électricité affleurent au plafond, dans lesquels il pleut, et naturellement impossibles à isoler. Sous nos yeux depuis des années également des établissements scolaires sans rideaux, avec des fenêtres qui ne ferment plus ; des classes glaciales en hiver et étouffantes en été ; des écoles dans lesquelles circulent rats et souris ; des établissements sans papier toilette ou savon, aux cuvettes WC qui débordent, aux odeurs putrides à proximité des sanitaires. Des établissements gigantesques, inhumains, aux murs délabrés et au béton de la cour de récréation défoncé.

Quelle autre institution tolérerait ces conditions indignes d’une puissance économique comme la France ? Et comment y voir autre chose qu’un mépris social et une allégorie du désintérêt profond des responsables politiques pour l’éducation ?

Le contraste est encore plus saisissant avec les discours vantant l’« innovation pédagogique » partout, tout le temps, frénétiquement : l’attribution de tablettes et ordinateurs à tous les élèves, les inaugurations de pôles numériques, d’ « éco-collèges », de « lab » et autres sigles bling bling maquillant l’indigence matérielle derrière des slogans de Start-up. (...)

Et que valent tous ces cache-sexes et cache-misères dans des classes accueillant tellement d’élèves qu’il y manque quotidiennement tables et chaises ? (...)

Politiser la question matérielle commence par ne plus accepter l’inacceptable sous prétexte d’« adaptation » et par revendiquer une dignité des conditions de travail.

C’est aussi désigner des responsables et des coupables : qui décide des entreprises chargées des travaux de bâti scolaire ? Selon quels critères et avec quelles garanties autres que la régulation invisible du marché ? Comment se répartit l’attribution des dotations en moyens entre le public et l’école privée ? Comment sont calculés ces moyens et quelles politiques compensatrices sont mises en place au profit des établissements des quartiers populaires qui sont parfois en urgence absolue ?

Voilà les questions que devrait se poser une société soucieuse d’une éducation de qualité, et voilà la transparence qui est attendue de la part de toutes les collectivités territoriales. La décentralisation est aujourd’hui un prétexte bien utile pour décharger le gouvernement de toute responsabilité en la matière. Pourtant, la clinquante expérience marseillaise et la création d’un fonds d’innovation pédagogique destiné à récompenser les projets les plus méritants prouve que l’État peut reprendre la main en matière d’attribution de fonds à des fins matérielles. Il est plus que temps de le réclamer et de faire savoir que nous ne pouvons accepter une attribution de moyens sous condition d’ « innovation » lorsqu’il en va de la sécurité des élèves, des personnels enseignants et non-enseignants, et de la dignité des conditions de travail. (...)