
Je suis assistant d’éducation. Dimanche dernier j’ai rédigé et envoyé ce texte au Principal du collège dans lequel je travaille.
C’est avec le plus grand intérêt que j’ai lu la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et institutrices qui sera lue aux élèves à l’occasion de l’hommage rendu à Samuel Paty. Je n’ai ni la prétention ni le pouvoir de m’y opposer. Le texte est indubitablement porteur de valeurs intemporelles avec lesquelles je suis en accord et que nous devons porter et transmettre à nos enfants pour qu’ils puissent grandir en démocratie. Vous précisez dans un de vos courriels qu’un temps pourra permettre d’expliciter certains points du texte aux élèves, de faire le lien entre le texte et le contexte avec la possibilité d’exploiter des ressources tout en restant vigilant à la rigueur de la source et du contenu. Ainsi je me permets de m’interroger quant à la pertinence du choix de cette lettre.
Tout d’abord ce texte est adressé à des instituteurs et des institutrices en 1888. Nous attendons-nous vraiment à ce que des collégiens comprennent un texte pensé et rédigé pour être reçu par des enseignants ?
Ensuite cette lettre a été rédigée en 1888 dans un contexte social, économique et politique qui n’a plus grand chose à voir avec le contexte actuel. Qu’est-ce qui nous empêche de convoquer des pédagogues, des philosophes ou des intellectuels contemporains, capables d’expliquer les valeurs portées par Jaurès à des collégiens tout en les contextualisant en tenant compte de l’état de notre société actuelle ? Par exemple le passage suivant décrit une réalité sociale de 1888 à savoir l’inégalité criante des conditions de vie selon que l’on vive en milieu rural ou en milieu urbain, les enfants des campagnes quittant plus tôt le cursus scolaire pour travailler afin de fournir un revenu supplémentaire à la cellule familiale. "Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance". Comment les collégiens qui vivent en milieu rural vont-ils recevoir ce passage stigmatisant ? Fils et fille de paysan, non seulement l’hiver tu n’es pas capable d’apprendre grand-chose mais en plus durant l’été, à cause du milieu dans lequel tu vis, tu redeviens un ignorant. Pauvre enfant de la campagne, hormis à l’école, tu ne peux rien apprendre ! C’est violent. Cela sous- entend que non seulement un enfant ne peut apprendre quoi que ce soit en dehors de l’école mais en plus que ses parents ne sont pas capables, en complément de l’école, de contribuer à son enseignement et de lui transmettre les valeurs énoncées dans cette lettre. Si cela était déjà contestable à la fin du 19ème siècle c’est totalement insultant aujourd’hui.
Enfin, même si sur ces sujets Jaurès à par la suite évolué positivement, à l’époque à laquelle il a rédigé cette lettre, ses opinions et propos vis à vis de la communauté juive et concernant le colonialisme sont loin d’être en phase avec l’humanisme, la tolérance et l’acceptation et la place des croyances religieuses que nous nous devons de promouvoir auprès des élèves. (...)
Cet hommage est décidé et imposé par le ministère durant une période de vacances scolaires sans aucune concertation, tant sur la forme que sur le fond, avec ceux qui au quotidien sur le terrain côtoient les élèves, dans une instantanéité qui laisse peu de place à une réflexion collective des personnels des collèges et lycées et des élèves. Un tel événement exige une prise de recul indispensable, doit convoquer l’intelligence collective et ne peut donc être sérieusement pensé, construit un dimanche, chacun chez soi avec toutes les angoisses et appréhensions que nourrissent les événements tragiques de ces dernières semaines et la mise en place du protocole sanitaire.
Il me semble que nous sommes également en droit de nous interroger sur la pertinence de laisser les établissements scolaires ouverts avec la mise en place d’un protocole sanitaire dont nous avons tous conscience que les problèmes d’organisation qu’il pose prennent largement le pas sur les solutions qu’il propose, du moins en l’état actuel des moyens humains et matériels. (A ce propos l’information que vous nous donnez concernant la demande de retour d’une certaine catégorie de masques de la marque DIM me laisse pantois ! ). Je fais certainement preuve de naïveté mais ne serait-il pas judicieux en de telles circonstances que le ministère prenne la décision d’embaucher temporairement des personnels supplémentaires ? Des moyens financiers d’une ampleur jamais égalée sont mobilisés afin de soutenir nos secteurs industriels majeurs (automobile, aéronautique, pharmaceutique, …) en leur allouant des prêts garantis par l’État, dispositif dont bénéficie également la Ligue professionnel de football ! La décision de laisser les établissements scolaires ouverts est essentiellement motivée par une exigence économique, en l’espèce permettre aux parents d’élèves de continuer à travailler. Mais sans nous donner les moyens nécessaires de les accueillir dans les conditions qu’exige la mise en place du protocole sanitaire. (...)
Les valeurs de la République, la liberté d’expression, le principe de laïcité, leur défense et leur enseignement ne doivent pas et ne peuvent pas être soumis et entravés par des manques de moyens.
Quoi qu’il en soit je serai là lundi, je m’engage à vous apporter ton mon soutien ainsi qu’à mes collègues et je ferai tout mon possible pour assumer mes responsabilités et respecter les consignes qui me seront données. Travaillant actuellement à 75%, je n’hésiterai pas si vous me le demandez à accepter de passer à plein temps.