
Alexis Tsipras « doit faire atterrir ses troupes et que Syriza redescende sur terre ». Ainsi s’exprime le ministre des Finances et des Comptes publics Michel Sapin |1|. Cette phrase est un condensé politique. Elle combine le mépris à l’égard de la Grèce et de Syriza. Mépris, quand le peuple grec est comparé à des militaires aux ordres d’un chef. Incapable donc de réfléchir par lui-même, il faut le faire « atterrir ». Renoncement à tout projet de transformation sociale avec l’injonction faite à Syriza de « redescendre sur terre ». Pour ceux qui avaient l’illusion que le gouvernement français pouvait avoir une attitude bienveillante envers le gouvernement grec, cette déclaration, après l’attitude hypocrite de la France lors des réunions de l’Eurogroupe, sonne la fin des illusions. La Grèce est dramatiquement seule.
Le programme de Syriza et le premier accord avec l’Eurogroupe
La position du gouvernement grec dans les négociations en cours ne peut être comprise sans rappeler trois facteurs politiques déterminants : les dégâts économiques et sociaux causés par la « cure d’austérité » imposée par la Troïka, le programme de Syriza et le nouvel équilibre des forces politiques en Grèce après les élections du 25 janvier 2015.
Le mandat du gouvernement est d’abord de rompre avec la logique qui a conduit à l’appauvrissement absolu de la population grecque depuis 2010 et de répondre à une crise humanitaire sans précédent ces dernières décennies en Europe (...)
Le programme de Syriza visait précisément à mettre un terme à cette situation. Il prévoyait quatre points : une renégociation des contrats de prêts et de la dette publique ; un plan national de reconstruction immédiate : mesures pour les plus pauvres, rétablissement du salaire minimum, réinstauration des conventions collectives ; la reconstruction démocratique de l’État : lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, contre la corruption, réembauche des fonctionnaires licenciés ; un plan de reconstruction productive : arrêt des privatisations, industrialisation et transformation de l’économie par des critères sociaux et écologiques. C’est ce programme qui a obtenu lors des élections du 25 janvier 36,34 % des suffrages, qui a constitué les termes de l’alliance de Syriza avec les « Grecs indépendants » |5|, et qui continue de former le socle du soutien massif du peuple grec au nouveau gouvernement. Et c’est à la mise en œuvre progressive de ce programme qu’Alexis Tsipras s’est engagé dans son discours de politique générale et de présentation du projet gouvernemental au nouveau Parlement grec le 8 février dernier |6|.
Il s’agit, on le voit, d’un programme relativement modéré, d’inspiration keynésienne. Pourtant, les classes dirigeantes européennes ont fait bloc pour s’y opposer car, même modeste, il entre en contradiction frontale avec l’ordre néolibéral patiemment construit depuis une trentaine d’années. (...)
C’est cette construction que la victoire de Syriza remet en cause et c’est pourquoi il faut que ce programme soit mis en échec. C’est cela que vise la stratégie adoptée par les institutions dans les négociations en cours depuis mi-février, ce qu’on appelle en Grèce « la parenthèse de gauche » : organiser l’effondrement de Syriza dans les mois suivant son élection. (...)
La stratégie de l’étranglement
L’attitude des dirigeants européens peut donc être résumée de la façon suivante : soit l’acceptation par la Grèce de la politique définie par l’Eurogroupe, soit la sortie de l’euro. Le moyen utilisé, c’est l’étranglement financier (...)
Cette stratégie d’étranglement vise un objectif principal : que le gouvernement grec finisse par accepter des réformes, ou plutôt des contre-réformes, que même le gouvernement précédent avait refusées, notamment en matière de retraite et de marché du travail. Il s’agit de faire capituler Syriza ou, en cas de refus, de forcer la Grèce à sortir de l’euro. Comme il est impossible juridiquement d’expulser un pays de la zone euro et qu’une volonté affichée de le faire créerait probablement des tensions entre les gouvernements de l’Union européenne, il s’agit, en l’étranglant, de forcer la Grèce à prendre l’initiative de cette sortie. Le gouvernement grec est parfaitement conscient du dilemme dans lequel le « Groupe de Bruxelles » veut l’enfermer. C’est pourquoi il cherche un compromis afin d’essayer de briser cet étau. Mais tout compromis renvoie aux rapports de forces entre les parties. Or le gouvernement grec n’a pas réussi à diviser ses adversaires et la faible mobilisation citoyenne européenne en sa faveur n’a pas permis de peser sur les orientations des gouvernements européens.
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Le gouvernement grec pourrait alors tenir le discours suivant : « nous appliquerons notre programme, nous ne voulons pas sortir de l’euro ; mais nous ne nous laisserons pas asphyxier et c’est pourquoi nous prenons ces mesures ; nous sommes prêts à discuter avec vous d’un compromis équilibré ; mais si vous voulez nous exclure de la zone euro en nous asphyxiant financièrement, ce sera votre responsabilité, pas la nôtre ». Poser cette alternative monterait la hauteur des enjeux, et une véritable stratégie du faible au fort serait mise en œuvre, au-delà de ce qui a été tenté à ce jour. Il y aurait une possibilité pour que ce bras de fer paye, ne serait-ce qu’en produisant des divisions dans le camp adverse inquiet devant la perspective d’un saut dans l’inconnu. Le résultat serait évidemment aléatoire et pourrait aboutir à une sortie de l’euro avec toutes les conséquences négatives mentionnées plus haut. Mais, en définitive, une sortie de l’euro est de toute façon préférable à la capitulation. Et ne pas en avoir peur est encore la meilleure façon de l’éviter.