
En ce début de septembre, quel bilan d’étape du mouvement des gilets jaunes peut-on commencer à établir ? Voici un premier niveau de réflexion. Bonne lecture.
GILETS JAUNES, LA TROUÉE ? C’est dans ce contexte de rage et de désespoir, de lassitude et de défaites accumulées, de discrédit de la parole politique donnée, de crise d’un projet pour le pays et de la représentation – songeons que les élus du PCF et de LFI l’ont été avec souvent 60 à 70 % d’abstention –, qu’a jailli le trop-plein de ceux qui tirent la langue et ont atteint les limites du système D : les « gilets jaunes ». Soutenus longtemps par une large majorité de la population, ils incarnent la légitime colère du peuple. (...)
Il faut magnifier l’aspect inattendu mais espéré de ce mouvement. Son caractère plébéien : artisans, chômeurs, retraités, salariés de peu, auto-entrepreneurs, petits commerçants … Son enracinement local et provincial. Ses actions protéiformes, qui se démultiplient comme un virus informatique venant frapper de plein fouet « la société officielle » – à l’image de sans-culottes agissant à l’ère des réseaux sociaux. Son spontanéisme transgressif jeté à la figure des forces politiques et syndicales installées. Et comprendre en quoi ce mouvement constitue un cas d’école pour réfléchir sur les conditions de la révolte et sa transformation en révolution citoyenne, dans le contexte d’une société complexe où l’ennemi de classe est parvenu à atomiser le salariat et les forces qui le représentaient.
Le gilet jaune va rester longtemps dans l’imagerie populaire. (...)
Après sa période d’observation et parce que l’acte III du 1er décembre 2018 à l’Arc-de-Triomphe lui a donné des sueurs froides, le pouvoir macronien a mis en place un dispositif classique de contention, dit de « la carotte et du bâton », avec des mesures et le « Grand Débat » d’un côté et la répression de l’autre (mort, blessés graves, amputés, énucléés, arrestations, condamnations, actions judiciarisées, ronds-points levés, cabanes détruites, amendes, stigmatisation…). Grâce aux mass-médias, il a poursuivi alors sa route et utilisé la « casse » pour surjouer la république contre les « émeutiers » afin d’effrayer la société pour qu’elle se rétracte et se réfugie autour de lui. En conséquence de quoi, la porte pour les gilets jaunes s’est refermée au fil des mois, ceci dès janvier, alors que beaucoup escomptaient, à l’inverse, une reprise générale des hostilités à la sortie des fêtes de fin d’année.
En même temps, le pouvoir s’est démasqué et a révélé le semblant de démocratie dans lequel nous vivons, l’état de déchéance des institutions et des contre-pouvoirs. Ce qui ouvre une fenêtre pour l’avenir … (...)
le reflux du mouvement par la suite ne tient pas à la seule perfidie du pouvoir ou au retour dans leurs pénates des maires et des Républicains. Il a manqué, au minimum, une orientation stratégique capable, déjà, de proposer à la nation une formule politique alternative au pouvoir. Une formule de gouvernement transitoire (un Comité de salut public !) et des solutions institutionnelles rapides. (...)
Agrégat dès l’origine d’individualités, mouvement social sans représentants officiels et sans véritable structuration susceptible de l’aider à trouver les bonnes réponses tactiques et stratégiques, le mouvement n’a dû sa permanence depuis le 17 novembre, samedi après samedi, qu’à la puissance de son enracinement social, à sa variété, sa créativité, à la profondeur de son message, relayé par les outils audio et vidéo des réseaux sociaux ; au soutien persistant, par procuration, de l’ « opinion publique » ; au spectacle général qu’il a donné à voir ; aux épisodes épiques qu’il a traversés ; et bien sûr à la lutte commune battante de dizaines de milliers d’honnêtes gens contre un système qui ne fait plus sens. (...)
… le mouvement a fini par ployer sous les forces centrifuges, sans parvenir à trouver les pistes pour son rebond, son développement autonome et à donner naissance à des courants politiques pluralistes forts permettant de dégager un fond politique consistant. Or c’est précisément ce caractère irrécupérablement frondeur, réfractaire aux partis et aux formules politiques, qui l’identifie à un OVNI anti-système et fait encore et toujours sa popularité. L’aider à se métamorphoser en mouvement politico-social était une vraie gageure. Quoi qu’on puisse penser des expériences révolutionnaires du XXe siècle, l’absence de « directions » révolutionnaires, de gens rompus au conflit social s’est cruellement fait sentir.
L’indigence propositionnelle du Rassemblement national et de La France insoumise n’est guère à relever, leur demande de dissolution de l’Assemblée nationale et la « proportionnelle » ayant constitué le maximum dont ils sont capables, là où on pouvait imaginer tout de même au moins de la part de LFI une activité d’éducation populaire sur l’histoire de la Révolution française et ce qu’est un processus constituant … N’ayant pas réfléchi à la question des « alliances », ils se sont trouvés bien en peine pour proposer une formule de gouvernement.
ET MAINTENANT ? NOS TÂCHES. De 1789 à la déclaration de la 1re République française, trois années sont passées. Le mouvement des GJ demeure. Il n’est pas incongru d’envisager qu’il passe de l’idéalisme à la construction. (...)
La coordination s’ordonne. Une ambiance générale subsiste. C’est la fin de la 1re partie, l’ouverture de discussions internes, le bilan a déjà commencé ! Le noyau qui subsiste va devoir s’inscrire dans la durée, se recentrer sur l’essentiel, trouver les activités adaptées pour convaincre au moins une fraction de la population d’entrer dans l’action pour gagner ensuite le soutien de la majorité. Une affiche nationale ? Des tracts ? Du porte-à-porte en faveur du référendum sur ADP ? Des journées-actions ou coups de poing ? L’élargissement avec d’autres forces pour présenter des listes aux Municipales ? L’organisation de RIC locaux ?
Et puis, il va devoir s’inscrire dans la formulation d’éléments de contre-pouvoir (listes municipales, maison du peuple, comités ad hoc, sites Internet, réseaux sociaux…) et d’une proposition de gouvernement populaire, qui prenne à bras-le-corps la tâche de reconstruction nationale sur le trépied historique « Liberté, Égalité, Fraternité », qui sont les jolis mots pour dire la France.
C’est donc fondamentalement un processus constituant qu’il faut populariser.
L’effondrement du Parti socialiste et de ses appendices, la recomposition autour de LFI et sa désorientation nouvelle, le renoncement du RN à la rupture avec l’Union européenne et l’euro, l’échec électoral tant de l’UPR que des Patriotes, une droite qui se divise … vont concourir à la recherche de solutions.
D’autant qu’il y a urgence !
L’implosion des partis de gauche et de droite fait la part belle à l’installation du jeu LREM-RN, nouvelle forme du « bipartisme » électoral, notamment pour la prochaine Présidentielle. (...)
Si rien de nouveau n’émerge avant 2022, le même jeu produira les mêmes effets, conduisant alors Macron à être réélu alors même que la majorité des Français le vomit. (...)
Socialement, les attaques répétées contre les salariés, les chômeurs, la jeunesse, la population, qui est appelée à se serrer la ceinture pour complaire à la réduction de la dette injuste, au libéralisme idéologique et aux patrons … et puis, la remise en cause du statut des fonctionnaires, la réduction des effectifs des fonctions publiques, la destruction de la Sécurité sociale et de l’hôpital public, le double langage du pouvoir en matière d’urgence écologique, etc. on ne voit pas comment la densification de ces contradictions n’engendreraient pas un haut-le-coeur salvateur.
Question : dans la balance, entre le fléau de l’indifférence et de la passivité et celui de l’accumulation des forces de la révolte, qui va l’emporter ?
Dans ce regroupement des forces, le rôle des gilets jaunes n’est pas du tout terminé. (...)