Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
l’Opinion
Gabrielle Halpern : « Un pays n’arrête pas de se métamorphoser. Le politique doit l’expliquer plutôt que de le nier »
Docteur en philosophie, Gabrielle Halpern est l’auteur de la bande dessinée La Fable du centaure, illustrée par Didier Petetin (HumenSciences)
Article mis en ligne le 3 mars 2022
dernière modification le 2 mars 2022

« L’hybridation, ce n’est pas une politique de gauche dans un ministère et de droite dans un autre. Il faut dépasser ces clivages et penser le vieillissement, l’éducation, le travail, la culture, le numérique »

Vos travaux de recherche portent sur l’hybridation. Comment définissez-vous ce concept  ?

L’hybridation consiste à rapprocher des choses, des personnes, des activités, des usages ou des fonctionnalités qui n’avaient a priori pas grand-chose à voir ensemble ou qui pouvaient sembler contradictoires. Ces mariages improbables produisent des tiers-lieux, des tiers-services, des tiers-objets ou des tierces-économies comme l’économie sociale et solidaire. Le champ d’application est infini. Le téléphone n’est plus seulement un téléphone mais aussi une télévision, un journal, un appareil photo. Les métiers, les secteurs, les technologies s’hybrident aussi. A l’échelle des territoires, avec la végétalisation, les fermes ou potagers urbains, la frontière entre les villes et les campagnes s’estompe… L’hybridation est la grande tendance du monde qui vient  !
Un domaine semble échapper à toute hybridation : le milieu politique.

Les partis n’ont pas pris conscience de cette hybridation que vivent les Français.Le personnel politique, local ou national, découpe le corps citoyen en morceaux et propose des programmes catégoriels. Ce marketing politique renforce les fractures et les silos. On ne peut pas penser la banlieue sans le cœur de ville, les start-up sans les artisans, les jeunes sans les personnes âgées, sauf à créer des clivages.
En refusant l’hybridation, le monde politique est-il en train de s’isoler  ?

Pire, il régresse. Avant, les partis représentaient des écoles de pensée. Ils dispensaient des formations intellectuelles  ; ils ne sont plus aujourd’hui que des machines logistiques. Ils cherchent des mesures chocs  ; ils ne cherchent plus des idées. (...)

J’appelle les amoureux de l’hybridation les « centaures » : mi-homme, mi-cheval. Est centaure celui ou celle qui possède un pied dans plusieurs mondes. Les jeunes générations ont déjà adopté cet état d’esprit en étant multitâches. Quand elles arriveront sur le marché du travail, nous assisterons à une révolution. Ces centaures feront face à ce que j’appelle des pur-sang. Et ce ne sera pas une affaire de niveau social. On me dit parfois qu’être centaure, c’est le luxe de quelques-uns. C’est faux. Les centaures sont plus nombreux au bas de l’échelle sociale parce qu’ils multiplient les petits boulots et hybrident donc leurs compétences, quand les pur-sang occupent le sommet de l’Etat et la direction des entreprises. Ils ont fait les mêmes écoles, vivent dans l’entre-soi. (...)

Le devoir et la responsabilité du personnel politique est de proposer un projet de société avant un programme. Il ne doit pas tomber dans la démagogie et laisser croire qu’il peut consolider par des béquilles les repères qui vacillent. Il devrait plutôt fixer de nouveaux repères pour l’avenir. En cabinet ministériel, les conseillers chargés de la rédaction des discours, les « plumes », sont presque tous historiens. J’avais écrit un discours de présentation d’un projet de loi. Un homologue d’un autre cabinet s’était étonné que je ne commence pas celui-ci par un rappel historique. C’était pour lui la seule façon de lui donner du sens. Mais le sens ne se trouve pas dans le passé  ! Le gouvernement ne présentait pas cette loi parce qu’il y a un siècle était née telle profession, mais parce que le métier avait changé. Nous prenons tous le passé comme une grille de lecture et d’évaluation du futur. Mais en quoi le passé donne-t-il de la légitimité à quoi que ce soit  ? Nous souffrons de chronopathologie, d’un rapport malsain au temps. Tout cela est de la faute de cette sacro-sainte valeur morale nommée « la cohérence ». C’est à cause de la cohérence qu’on ne change pas de métier ou de vie et que l’on reste enfermé dans le passé… (...)

L’identité a été instrumentalisée, devenant ainsi une obsession des Français. C’est un fantasme, celui de l’existence d’un noyau permanent, intact de notre naissance à notre mort. Identité, étymologiquement, signifie « ce qui est le même » : mais qui est le même  ? Personne n’est ni ne reste le même  ! Je préfère parler de « singularité » : ce qui fait que je suis moi, que je possède une unicité. Mais cette singularité se réinvente tous les jours. L’identité est un refus de la métamorphose, alors que la métamorphose est le propre du vivant. Il n’y a que les morts qui ont une identité, qui ne se métamorphosent plus. En s’accrochant à l’identité, on s’accroche en vain à l’immuable. (...)

La France éternelle n’existe pas non plus. Un pays n’arrête pas de se métamorphoser. Il grandit, traverse des événements qui nous altèrent, nous nourrissent ou nous détruisent. Le politique a un rôle pédagogique. Il doit expliquer ces métamorphoses et leur donner du sens, plutôt que de les nier ou de les choisir. Par ailleurs, je rejette l’identitarisme comme le communautarisme. Ce sont les revers d’une même médaille : on assigne ou on s’enferme à résidence, on cherche la pureté et l’homogénéité, en rejetant l’altérité.
Vos thèses feraient convulser un conservateur...

Peut-être, mais nous ne pouvons plus continuer à nous enfoncer dans la juxtaposition. Il faut changer de braquet. (...)

Le « en même temps » est-il de l’hybridation  ?

Non, c’est de la juxtaposition. L’hybridation, ce n’est pas mener une politique de gauche dans un ministère et une politique de droite dans un autre. Il nous faut imaginer une nouvelle méthode pour dépasser ces clivages et penser le vieillissement, l’éducation, le travail, la culture, le numérique. Si l’hybridation est la grande tendance du monde qui vient, toutes ces cases, ces partis vont éclater. Les Français commencent à en avoir assez des cases  ; ils veulent un projet de société. Aux candidats à la présidentielle de se montrer à la hauteur.