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Médiapart
France-Rwanda : le cœur des ténèbres
Article mis en ligne le 6 mars 2021
dernière modification le 5 mars 2021

Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry publie La Traversée, un ouvrage magistral sur le génocide des Tutsis au Rwanda et l’implication de la France. Art du reportage, rigueur de l’enquête : l’auteur arrache les racines du négationnisme français. Bonnes feuilles.

Si vous ne savez rien (ou si peu) du génocide des Tutsis du Rwanda et de l’implication française dans cette tragédie du XXe siècle finissant, lisez ce livre.

Si vous pensiez tout savoir (ou presque) de cette histoire, lisez ce livre. (...)

Rédigé à l’ombre d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, La Traversée permet à l’ancien grand reporter du Figaro et longtemps rédacteur en chef de la revue XXI d’arracher les racines d’un négationnisme très français autour du génocide des Tutsis du Rwanda, qui a fait entre 800 000 et un million de morts entre avril et juillet 1994.

Il s’agit de la thèse dite du « double génocide », qui voudrait qu’après l’élimination des Tutsis par les Hutus (à la tête du pouvoir génocidaire), les Hutus ayant pris la fuite au Congo, pays limitrophe du Rwanda, aient été à leur tour la cible d’un projet d’extermination par les Tutsis (arrivés à leur tour au pouvoir).

Cette thèse n’est pas sortie de nulle part. Elle a été écrite dès le mois de novembre 1994 par le président de la République, François Mitterrand, qui s’est interrogé à voix haute, lors d’un sommet international à Biarritz, sur le « génocide » (...)

L’inversion est totale, absolue. Propagée par un pouvoir politique français qui a soutenu le régime génocidaire du début à la fin, cette thèse, aujourd’hui soutenue par Hubert Védrine (ancien secrétaire général de l’Élysée) ou Alain Juppé (ancien ministre des affaires étrangères), dit quelque chose : au fond, s’il y a eu un « double génocide », c’est qu’il n’y en avait eu aucun, reléguant ainsi dans le débat public le crime contre l’humanité du printemps 1994 au rang d’étape parmi d’autres dans la valse des « massacres inter-ethniques », ce terme-valise qui permet de tout dire sur l’Afrique en ne regardant rien.

« Vertigineuse, l’hypothèse [du double génocide – ndlr] fut le point de départ du négationnisme, cet exercice de haute voltige dont la finalité vise à placer la victime sur le banc des accusés », écrit Patrick de Saint-Exupéry dans La Traversée. (...)

Pour mener à bien son projet écrit à la première personne du singulier, convoquant aussi bien l’art du reportage, la rigueur de l’enquête et les mystères de l’introspection, Patrick de Saint-Exupéry a décidé en 2019 de refaire en moto, en bateau, en avion, à pied ou en bus le trajet des exilés rwandais, jusque dans les profondeurs les plus ultimes du Congo, afin de vérifier la réalité du « double génocide ».

La manière dont le journaliste tient son récit, entre son épopée congolaise, son propre passé de reporter – il a couvert le génocide en 1994 pour Le Figaro – et les archives officielles disponibles, est une prouesse sur la forme qui permet, sur le fond, de faire remonter à la surface la vérité des faits : brute, implacable.

Non, il n’y a pas eu de « double génocide ». Oui, il y a eu des morts. Par centaines, par milliers parfois – mais sûrement pas les millions annoncés par les tenants du « double génocide ». Des journalistes, des habitants, des politiques, chacun a confusément raconté cette réalité depuis des années. Mais Saint-Exupéry l’écrit : « La plupart ne désignaient jamais les victimes dont ils parlaient : les Congolais ? Les Rwandais ? Les Hutus de 1997 ? Les Tutsis de 1994 ? Les morts se marchaient sur les pieds en cognant à la porte. »

Le journaliste met des mots clairs, simples, documentés sur plusieurs réalités qui s’entrelacent : les aveuglements de certains humanitaires, le cynisme de la France, celui de Mobutu, de Kabila, qui ont fait des exilés rwandais l’objet de tant de chantages, de négociations, de souffrances infinies. Mais, non, pas d’un génocide qui constitue une entreprise de mort particulière.

« Un génocide n’était ni un massacre, ni des massacres, voire même des tas de massacres. Cela, c’était la guerre, des crimes de guerre […] Le crime de génocide se caractérisait par une intention sciemment mise en œuvre : tous les exterminer, tous les rayer de la surface de la Terre afin de réaliser une éradication totale, définitive, jusqu’à la mémoire même ; raison pour laquelle le monde l’avait déclaré juridiquement imprescriptible », rappelle Saint-Exupéry.

Lequel ajoute : « C’est étrange, un génocide. On voudrait que la victime soit pure, qu’elle et ceux qui la représentent n’aient jamais commis le moindre acte répréhensible. On le voudrait ainsi parce que ce crime dépasse notre entendement et que nous avons un besoin vital de croire en l’humanité, en sa raison. Ce dont, justement, le crime de génocide nous déshabille. »

Tout crime – et le négationnisme en est un contre la vérité historique – a un mobile. Celui qui entoure l’histoire rwandaise se trouve en France. (...)

À quel moment franchit-on le point de non-retour ?

Est-ce par un premier pas dont on mesure mal la portée ? Quand on persiste dans l’aveuglement ? Ou lorsqu’on refuse d’admettre la faute commise ? À quel moment un homme, un État, franchit-il le point de non-retour ? Lorsqu’il pense dominer l’histoire ? Ou quand il entreprend de l’écrire ? (...)

À quel moment la France de François Mitterrand avait-elle franchi le point de non retour ? C’était la question que je me posais. Et la réponse se trouvait aussi au Congo, au cœur de l’Afrique où, selon les officiels français, se serait produit un deuxième génocide, celui des Hutu.