
La Coalition internationale pour l’abolition de la maternité de substitution (CIAMS-ICASM) et le Réseau européen des femmes migrantes (ENoMW) ont eu connaissances, par des informations véhiculées par des médias nationaux et internationaux ainsi que sur les réseaux sociaux, de l’existence de pratiques qui s’apparentent à la traite d’êtres humains, en l‘occurrence de femmes, pour les besoins de l’industrie de la reproduction [2]. Ces situations sont intrinsèquement attentatoires à la dignité humaine et à l’égalité hommes-femmes en tant que pratique d’exploitation du corps des femmes.
Constatant l’absence d’étude sur le sujet, a CIAMS et ENoMW ont alors décidé de réaliser conjointement une enquête sur l’utilisation des femmes comme mères porteuses, donneuses d’ovocytes ou contraintes à porter une grossesse (cas de grossesses forcées) dans des pratiques transfrontières (...)
Cette étude se propose donc de répondre à deux questions ;
- Des femmes migrantes sont-elles recrutées comme mères porteuses, donneuses d’ovocytes ou mises enceintes de force dans leur pays d’arrivée et sans que cela ait été la raison de leur migration ?
- Des femmes sont-elles déplacées de gré ou de force de leur pays d’origine à un pays étranger à des fins de maternité de substitution, dons d’ovocytes ou grossesses forcées ?
Plus précisément, nous émettons l’hypothèse qu’il existe un phénomène de traite humaine derrière les pratiques de la maternité de substitution, du don d’ovocytes et des grossesses forcées ainsi que de multiples réseaux de traites de femmes utilisées dans ces pratiques et des enfants qui en naissent. En effet, comme susmentionné, de nombreuses informations inquiétantes faisant cas de traites notamment en Asie mais aussi en Europe voient jour depuis une décennie. Il semblerait également que ces réseaux de traites de femmes utilisées à des fins reproductives et des enfants qui en naissent soient analogues dans leurs ressorts et leur organisation aux réseaux de prostitution, fait d’autant plus inquiétant lorsque l’on connaît le fonctionnement de ces derniers. ENoMW et la CIAMS entendent donc, par ce rapport, lutter contre de telles pratiques.
Pour tenter de répondre au mieux à nos questions de recherche et de valider/invalider notre hypothèse, nous avons effectué une enquête de terrain. (...)
L’appropriation des femmes, « le fait que c’est leur matérialité en bloc qui est acquise », réside dans la réduction à l’état d’outil, et elle porte à la fois sur la matérialité de l’individualité corporelle et psychique (« quand on est approprié matériellement on est dépossédé mentalement de soi-même »).
Dans les processus sociaux, économiques, juridiques et politiques qui conduisent et contribuent à ce que des femmes deviennent mères dans la maternité de substitution on trouve plusieurs des moyens d’appropriation identifiés par Guillaumin, à savoir :
- le marché du travail (...)
- le confinement dans l’espace, qui prend la forme de l’obligation d’obéissance des femmes aux volontés et instructions des personnes commanditaires (...)
- l’arsenal juridique et le droit coutumier – si l’appropriation collective des femmes n’est pas formulée et contractualisée en tant que telle, l’appropriation privée se trouve fixée dans les contrats. (...)
Compte tenu du rôle essentiel que l’Etat joue dans l’organisation du marché du travail, à travers l’élaboration et la garantie d’un droit du travail et l’adoption de mesures macroéconomiques d’accès au travail et d’insertion socio-professionnelle, l’action de l’Etat pour l’égalité entre les femmes et les hommes est primordiale pour les femmes. Or, lorsque des Etats de droit acceptent et encouragent des démarches juridiques dans lesquelles les femmes contribuent à leur appropriation par d’autres, c’est le néolibéralisme et l’exploitation qui sont renforcés par ces Etats, et non les droits humains des femmes (Falquet).
Le néolibéralisme, tel qu’il caractérise les fonctionnements des systèmes économiques et politiques contemporains, est « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché » (Bourdieu). Concernant la maternité, comme expérience individuelle et collective des femmes, elle est toujours profondément ancrée dans les structures sociales – familiales et communautaires – dans lesquelles les femmes, en tant qu’individus, vivent. Les liens, les solidarités, les rapports individuels, collectifs et institutionnels qui participent, dans les sociétés contemporaines, de l’exercice de la maternité, sont essentiels pour toute femme qui devient, volontairement, enceinte dans le but de porter une grossesse et de mettre au monde un enfant. Or, l’empreinte du néolibéralisme est désormais bien marquée dans nos sociétés, à travers la flexibilité et l’individualisation exigées de la part des individus. Elles conduisent ceux-ci à adopter des « techniques d’assujettissement rationnel » qui conduisent à un « surinvestissement dans le travail » qui est explicite dans le comportement et les discours des mères exploitées dans la GPA, et encore plus fort chez celles qui migrent pour la GPA (...)
Enfin, l’appropriation s’accompagne d’une vision utilitariste de l’être traitée comme une chose (...)
Le rôle principal des femmes qui migrent apparaît ainsi comme étant lié à la reproduction sociale, qui englobe aussi bien la reproduction familiale que celle systémique. Les femmes migrantes sont présentes, rendent possible voire assurent la reproduction systémique de l’organisation et du fonctionnement de systèmes de santé, d’éducation ou de travail (en permettant aux femmes du pays d’accueil de travailler, par exemple), et aussi en participant à la reproduction familiale, lorsque celle-ci se fait en dehors du foyer, en profitant de la commercialisation des services. Si les études académiques et les préoccupations des institutions internationales ont rendu visibles ces femmes, leurs expériences de vie, leurs parcours, et ont analysé et décrypté le déploiement de leurs stratégies migratoires (Roulleau-Berger), nombreuses sont encore celles qui, en raison de leur trajectoire personnelle ou des champs dans elles s’inscrit, restent invisibles.
C’est le cas des femmes qui s’inscrivent dans la migration dans le cadre d’un processus de GPA, et dont l’existence est ignorée en raison d’un cumul des strates d’invisibilisation. (...)
Considérer la grossesse et l’accouchement comme strictement d’ordre privé, renforce l’appropriation des femmes migrantes dans le cadre d’une GPA, indifféremment de la volonté de la femme de participer au déplacement international. Ces déplacements amènent des pertes de repères et des fragilisations inhérents à toute migration, et plus encore pour ce qui concerne les femmes qui migrent dans le cadre des GPA, en raison de leur précarité initiale et de la précarisation générée par l’absence de protection aussi bien de la part de leur Etat d’origine que de l’Etat dans lequel elles se rendent pour être inséminée et/ou pour accoucher et/ou pour remettre l’enfant aux commanditaires. Les inégalités multisituées sont caractéristiques des trajectoires migratoires en général, avec pour spécificités, concernant les femmes, qu’elles incluent aussi la discrimination sexuelle doublement présente (dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil, ce à quoi s’ajoute le statut de femme étrangère) (...)
L’instrumentalisation stricte des femmes migrantes dans le cadre d’arrangements de GPA renforce leur invisibilisation : elle sont enceintes, mais ne seront pas mères ; leur état de grossesse peut être nié, pour éviter des difficultés administratives ; leurs accès aux informations et aux droits n’est pas considéré comme important, puisque leur présence sur le sol du pays où elles se rendent pour être inséminées ou pour accoucher ou pour remettre l’enfant aux commanditaires, n’est pas censée durer.
Tout, dans ce qu’elles sont et dans ce qu’elles vivent, contribuent à les rendre invisibles, en tant que femmes enceintes, femmes qui accouchent, femmes étrangères, mères d’enfants parfois présents à leurs côtés. (...)