
En Haïti, les femmes sont au premier rang des victimes des exactions des gangs armées. Celles qui tentent de leur venir en aide sont également prises pour cible. Témoignage de Pascale Solages, coordonnatrice générale de Nègès Mawon, l’une des principales organisations féministes en Haïti.
Pascale Solages est la coordonnatrice générale de Nègès Mawon, l’une des principales organisations féministes en Haïti. Nous l’avons interrogée sur la crise actuelle dans le pays des Caraïbes et sur l’éventualité d’une intervention étrangère. En octobre dernier, après l’appel du premier ministre Ariel Henry en faveur d’une intervention, Nègès Mawon avait cosigné un texte rappelant que « le mouvement féministe haïtien s’enracine dans la lutte contre l’occupation américaine (1915-1934) qui, au tout début, dénonçait les violences sexuelles exercées par les marines ».
Mediapart : Quelles sont les conséquences pour les femmes de la crise actuelle en Haïti ?
Pascale Solages : Elles sont multiples. La première est liée à la crise sécuritaire. Depuis quelques années, nous assistons à une augmentation exponentielle des violences faites aux femmes, notamment les violences sexuelles, plus précisément dans les espaces contrôlés par les gangs. La ville de Port-au-Prince est contrôlée à 100 % par ces groupes armés, le reste du pays à 60 %. Cette question nous frappe de plein fouet, car nombre d’organisations comme la nôtre, qui s’occupent de la prise en charge psychologique et économique des violences, se trouvent dans la zone métropolitaine.
Les conflits armés entre gangs entraînent également des déplacements internes : les femmes sont obligées de fuir leurs quartiers, les massacres… (...)
Ce sont des conséquences économiques aussi. En Haïti, beaucoup de femmes travaillent dans le secteur informel, elles figurent parmi les populations les plus pauvres. Ce sont elles qui opèrent le commerce ambulant dans tout le pays. Mais le fait de ne pas pouvoir se déplacer – les grands axes routiers qui partent de Port-au-Prince étant contrôlés par les gangs – a un impact sur leurs activités et sur l’économie des familles, alors que nous avons quelque 70 % de familles monoparentales dans le pays. Se déplacer les place aussi dans une situation encore plus vulnérable (...)
Nous pourrions évoquer également l’impact sur la présence des femmes dans l’espace politique. Aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, on assiste à un recul de cette présence et de la participation des femmes dans les débats politiques. Il est beaucoup plus risqué d’aller dans des émissions de radio, de prendre position, de manifester, de se présenter aux élections. Être activiste féministe ou femme politique en Haïti devient de plus en plus dangereux.
Comment arrivez-vous à mener vos actions dans les conditions que vous décrivez et quelles sont-elles ?
Ce sont des conditions difficiles même pour nous. Récemment une vingtaine de femmes sont venues devant le siège de notre organisation, où elles se sont allongées en nous disant : « Nous n’avons nulle part où aller, aidez-nous. » Voir ces femmes coucher sur le sol en pleurs, avec leurs enfants, ne voulant pas retourner dans la rue, c’est une situation extrêmement difficile, non seulement pour ces survivantes, mais aussi pour nous. (...)
Nous offrons un accompagnement juridique, mais il faut bien avouer que beaucoup de ces femmes ne veulent pas porter plainte, car elles ont peur et n’ont pas confiance dans les institutions, qu’il s’agisse de la police ou de la justice. De plus, l’État, à son niveau, ne fait pas son travail, ce qui fait que nous sommes limitées, car nous ne pouvons remplacer la justice.
Enfin, nous sommes touchées par une inflation très forte, de plus de 30 % en Haïti, ce qui a un impact sur notre budget. Tous nos coûts ont explosé. (...)
Enfin, point très important, c’est la question de la sécurité de nos équipes. Nous avons dû changer d’adresse, de numéros de téléphone. Pour la première fois depuis notre création en 2015, nous avons été obligées de payer un agent de sécurité armé devant nos bureaux. Nous prenons des risques en aidant des femmes qui viennent de zones contrôlées par les gangs.
Il est question d’une intervention internationale policière menée par le Kenya. Qu’en attendez-vous ?
Nous avons toujours pris position contre une intervention militaire en Haïti, qu’elle se fasse avec le Kenya ou un autre pays. Notre organisation continue d’accompagner des victimes de la Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti entre 2004 et 2017, dont les Casques bleus se sont notamment rendus coupables de viols – ndlr]. Nous avons dû ramasser les morceaux après la Minustah et gérer les conséquences de diverses interventions des Nations unies. Nous en avons vu les résultats. Beaucoup de soldats ont laissé des femmes enceintes. Il y a eu aussi des viols, et notamment sur des enfants, sur des garçons, mais aussi sur des femmes. Et il y a eu aussi l’épidémie de choléra [provoquée par des Casques bleus venus du Népal – ndlr]. Des millions de dollars ont été dépensés par les Nations unies et nous en sommes là aujourd’hui. (...)