Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
observatoire des inégalités
Enseignement privé : un séparatisme social jamais vraiment nommé
#ecolepublique #ecoleprivee #educationnationale #inegalites
Article mis en ligne le 5 juin 2023

Le secteur privé aggrave la séparation des milieux sociaux à l’école et dégrade les conditions de scolarité des enfants de milieux populaires dans le secteur public. Subventionné à 73 % par l’État, l’enseignement privé ne supporte pas les contraintes du service public. Pire, il le concurrence. Le point de vue de la sociologue Fabienne Federini.

L’école française fonctionne à plusieurs vitesses avec, à ses extrémités, deux pôles socialement ségrégués [1] qui accueillent chacun 20 % des collégiens. D’une part, les établissements privés, où, en moyenne, 54 % des élèves sont issus de milieux sociaux favorisés ou très favorisés [2]. De l’autre, les collèges en éducation prioritaire [3] qui accueillent au moins 60 % d’enfants de milieux défavorisés. Dans le premier cas, il s’agit d’une ségrégation choisie, alors que, dans l’autre, c’est une ségrégation subie.

Depuis plus de vingt ans, tant les études sociologiques [4] que les statistiques publiques constatent l’augmentation continue de la ségrégation sociale au sein du système éducatif français, sans que le ministère de l’Éducation nationale s’en émeuve outre mesure : à part quelques expérimentations (à Paris ou à Toulouse), bien peu a été entrepris sur cette question. Pire : en 2017, il a été décidé, sans que cela ait suscité la moindre protestation, que les moyens de l’éducation prioritaire seraient désormais ouverts à l’enseignement privé. L’État entend ainsi lutter contre la ségrégation sociale et scolaire en prenant aux plus pauvres pour donner à ceux qui ont déjà beaucoup.

Depuis plus de trente ans, l’écart de composition sociale entre le privé et le public n’a cessé d’augmenter. (...)

la fuite des parents aisés vers ce dernier peut conduire le collège public à se retrouver avec les caractéristiques d’un établissement labellisé éducation prioritaire, alors que son secteur de recrutement est mixte socialement. (...)

Les élèves de l’enseignement privé n’offrent pas non plus le même profil scolaire que ceux de l’éducation prioritaire. En effet, la demande étant supérieure à l’offre, l’enseignement privé est amené à sélectionner sur dossier scolaire les (bons) élèves qui candidatent, sans être soumis à aucune contrainte de carte scolaire. (...)

Le privé s’adresse beaucoup moins que le public aux élèves en grande difficulté scolaire ou ayant un handicap. Presque un collège REP+ sur deux comprend une section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) destinée aux élèves connaissant des difficultés d’apprentissage « graves et persistantes », contre 5 % des collèges privés, soit dix fois plus. Un constat comparable vaut pour les unités locales pour l’inclusion scolaire (Ulis) qui accueillent des élèves en situation de handicap : plus de 60 % des collèges en REP+ disposent d’une Ulis, contre moins de 20 % dans l’enseignement privé. Quant aux unités pédagogiques pour les élèves allophones arrivants (UPE2A), destinées aux enfants qui ne parlent pas français, elles sont majoritairement installées en éducation prioritaire : presque 60 % des collèges REP+ disposent d’une UPE2A contre moins de 1 % dans le privé. Au total, presque 20 % des collèges en REP+ (10 % en REP), contre 0,2 % des collèges privés, cumulent une Segpa, une Ulis et une UPE2A, soit 100 fois plus.

Si les rapports sur la performance de l’éducation prioritaire sont nombreux, plus rares sont ceux sur la performance de l’enseignement privé (...)

La politique d’éducation prioritaire n’a pas le monopole des élèves pauvres ou en difficultés scolaires. Elle n’en rassemble qu’environ les trois quarts. L’éducation prioritaire n’a jamais eu la prétention de régler l’ensemble des inégalités scolaires. En donnant les moyens de l’éducation prioritaire aux établissements privés qui scolarisent des élèves d’origine défavorisée, on confond deux choses. D’un côté, ce qui relève de la justice sociale de l’ensemble du système éducatif : faire en sorte que les élèves de milieux populaires et/ou en difficulté réussissent partout sur le territoire. De l’autre, ce qui relève de la lutte contre les effets de la ségrégation sociale dans certains territoires : faire en sorte que les élèves les plus pauvres des milieux populaires, souvent en fragilité dans leurs apprentissages, réussissent malgré des conditions de scolarisation dégradées.

On n’enseigne pas de la même manière quand on compte, dans sa classe, quelques élèves en difficulté, ou la majorité. (...)

Dans un contexte budgétaire contraint, élargir à l’enseignement privé le périmètre de l’éducation prioritaire revient à réduire d’autant les moyens supplémentaires attribués aux écoles et aux établissements les plus désavantagés, et aux élèves les plus pauvres, pour les donner à d’autres qui n’en ont aucune des caractéristiques, ni sociales, ni scolaires. En outre, la politique de l’éducation prioritaire ne saurait se substituer à la politique de justice sociale. (...)

L’iniquité de notre système scolaire pèse principalement sur les familles de milieux populaires. Faute de moyens financiers et/ou de connaissances suffisantes, ces dernières se sentent diminuées dans leur « liberté de choix » puisqu’elles ne peuvent protéger leur enfant contre ce qu’elles considèrent comme étant « de mauvaises conditions d’études ». Elles ont donc le sentiment légitime que ce dernier ne dispose pas des mêmes chances pour réussir à l’école, suscitant leur exaspération, et parfois leur colère. D’ailleurs, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye le reconnait lui-même : « une école qui, tout en la promettant, n’accorde pas l’égalité produit non seulement des injustices mais aussi une défiance et un sentiment de colère dans les classes populaires » (Le Monde, 22 décembre 2022).

Il ne suffira pas de soumettre l’enseignement privé à la sectorisation

La lutte contre les effets délétères de la ségrégation sociale et scolaire ne peut que relever d’une forte ambition nationale (...)

Il est peut-être temps qu’au plus haut niveau de l’État, on remédie avec courage à ce séparatisme social qui ne dit pas son nom et qui pourtant ronge, lentement mais sûrement, la cohésion nationale. (...)