Au nom de la « compétitivité » de l’économie, de la « mobilité », de l’« autonomie » et de la « responsabilité » individuelles, les règles et les valeurs qui fondaient l’Etat social européen font l’objet d’une déconstruction méthodique.
Le pacte qui liait, implicitement ou explicitement, les différentes composantes de la société (capital, travail, Etat) est remis en cause, graduellement mais très efficacement. C’est par l’introduction de concepts issus de l’univers des compagnies d’assurances qu’on légitime les « réformes » aux yeux des populations. La notion de risque a ainsi été mobilisée pour redéfinir les droits sociaux et entretenir une confusion entre assurances sociales et privées. Parallèlement, l’idée de solidarité a été réactivée pour suggérer que la révision des droits collectifs était orientée vers un nouvel équilibre respectant toujours la responsabilité de chacun et la protection de tous.(...)
au tournant du XXe siècle, les usages de l’idée de solidarité ne peuvent être dissociés de la réactualisation de la problématique assurantielle. Dans sa version revivifiée, la signification du risque mise en avant par les dirigeants européens est aux antipodes des valeurs et des principes défendus par les fondateurs des systèmes de protection sociale. Au sens propre, le risque est une hypothèse, dont la survenance peut être estimée. Techniquement, c’est une catégorie de l’entendement construite par l’assureur, qui transforme un événement vécu — une catastrophe — en un fait, appelé « accident », qui a son objectivité propre et qui peut se gérer à l’aide d’une règle de répartition de la charge de dommages. Ainsi défini, le risque est un simple instrument de gestion. Il ne saurait se substituer aux principes fondateurs de la sécurité socialisée. (...)
Or les notions de risque et d’assurance sont aujourd’hui considérées comme des critères de jugement légitimes et suffisants. Elles permettraient de penser la « crise de l’Etat-providence » dans les sociétés « post-industrielles ».(...)
Les choix économiques doivent s’interpréter comme des nécessités historiques face auxquelles seule compte la « gestion des risques », « objet même de l’action politique ».
Par ce biais, on clôt a priori la discussion sur les critères en vertu desquels les systèmes sociaux européens sont « réformés ». On évite de mettre en débat le projet et le type de compromis recherché au moyen d’une « requalification » des risques sociaux. Par le truchement du paradigme assurantiel, l’idée de risque entretient l’illusion d’une continuité avec les valeurs et les normes instituées à partir de 1945.(...)
piloter la société de façon très précise pour faire en sorte que les mécanismes concurrentiels régulent l’ensemble des rapports sociaux et pour contraindre les individus eux-mêmes à se comporter en micro-entreprises en concurrence entre elles (...)
La nécessité apparaît donc de mettre en débat les principes fondamentaux, les règles et les valeurs susceptibles de recréer une alchimie redonnant un véritable statut d’autonomie à l’engagement individuel dans une communauté de destin. Faute d’une telle discussion, la solidarité, telle que remise au goût du jour, n’aura d’autre fonction que de contourner le consentement. (...)