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Libération
Enfants et écrans : « Les adultes sont face à des injonctions contradictoires »
Article mis en ligne le 31 janvier 2020

Le sociologue Claude Martin dénonce les multiples pressions subies par les parents et une forme de mépris de classe véhiculé par les critiques de l’utilisation prolongée des écrans.

Les écrans et la consommation qu’en font certains enfants posent-ils un problème ? Question corollaire : que font les parents ? Que font les pouvoirs publics, répond plutôt Claude Martin, sociologue, directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire Enfance, bien-être, parentalité à l’Ecole des hautes études en santé publique, auteur notamment de l’ouvrage Etre un bon parent, une injonction contemporaine (1) et Accompagner les parents dans leur travail éducatif et de soins (2). (...)

Les écrans sont accusés de fabriquer des petits crétins pour paraphraser le titre du livre du spécialiste en neurosciences cognitives Michel Desmurget. Cette façon de dénoncer un danger vous surprend-elle ?

Il y a une certaine convergence des avis scientifiques sur les dangers pour les enfants d’être confrontés précocement à dose intensive aux écrans. On peut d’ailleurs noter que même le fondateur d’Apple, Steve Jobs, avait fini par avouer qu’il limitait le plus possible l’utilisation des smartphones et des tablettes pour ses propres enfants.

L’ouvrage de Michel Desmurget, la Fabrique du crétin digital, vient s’ajouter au rayon déjà très fourni des livres qui interpellent les parents. Et forcément susciter une certaine angoisse, alors que dans le même temps, l’Education nationale, notamment avec son « plan tablettes », fait d’une certaine façon passer le message qu’il n’est jamais trop tôt pour familiariser les enfants avec le monde numérique… Les parents qui veulent que leur enfant réussisse (autrement dit tous les parents) se retrouvent donc face à des injonctions contradictoires. Surtout quand Michel Desmurget va jusqu’à recommander zéro écran avant 6 ans. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne va pas être facile… (...)

Il semble bien. Je ne suis pas compétent pour soutenir ou démentir que l’excès d’écrans trop jeune abîme le cerveau. En revanche, il me semble bien établi depuis des décennies que le développement de l’enfant et ses apprentissages passent avant tout par les relations avec autrui. L’enfant a besoin de ces échanges entre humains, qu’il n’a pas quand il a le nez sur un écran. De même, que penser d’un apprentissage de l’écriture sur un clavier ? Encore une fois, il semble bien que c’est oublier l’importance du geste pour former chaque lettre. Taper sur une touche ne correspond au fond qu’à un seul geste. Nos cerveaux vont-ils finir par être différents demain ? (...)

Le problème ne me semble pas ici principalement du côté des parents. Dans leur immense majorité, ils cherchent à faire le mieux possible. Mais c’est précisément leur inquiétude et désir de mieux faire qui créent et alimentent le formidable succès des experts en conseils et bonnes pratiques. Les parents sont désormais ballottés entre les promoteurs de la révolution numérique et les gardiens du temple neuronal de leurs enfants. Ils sont devenus la cible de cet immense marché d’experts en bonnes pratiques parentales…

On retrouve alors ce paradoxe de l’idéologie du bonheur et de la réussite qui, tout en vendant ses techniques de bonheur garanti, génère de l’anxiété. Idem pour les enfants. S’il ne réussit pas malgré les bons conseils dont disposent les parents, c’est de leur faute. On individualise en décontextualisant. Or quel est le contexte ? Une société pleine d’écrans au point où il peut sembler juste impossible d’y échapper. Parents et enfants sont en bout de chaîne de cette ère numérique. S’il est avéré que trop d’écrans nuit aux plus jeunes, c’est aux pouvoirs publics, à commencer par l’Education nationale, de se saisir du problème. Mais c’est aussi la fonction de nombreuses autres arènes de réflexions qui doivent permettre d’arbitrer collectivement, et non pas chacun de notre côté, le problème. (...)

Il est frappant de remarquer que c’est précisément au moment où les milieux populaires accèdent aux instruments numériques, au moment où la tablette est devenue le cadeau le plus banal dans tous les milieux sociaux, que la question des mauvais usages prend de l’ampleur. (...)

Il est vrai qu’au même moment, pour se distinguer dans les milieux éduqués ou nantis, il est préférable d’abandonner cette pratique populaire. Si vous voulez vous distinguer, dites que vous n’avez pas de portable, pas de tablette ou que vous respectez une règle stricte sur les écrans dans la famille, voire le zéro écran. Comment ne pas remarquer ce jeu social classique consistant à bien repérer les bonnes pratiques des dominants et les mauvaises pratiques des dominés ? Derrière les discours sur les écrans, il y a des enjeux de classe et des enjeux politiques. Autant en avoir conscience.