
Dans “Voyage au bout de l’enfance“, un court et bouleversant roman, l’écrivain et islamologue Rachid Benzine raconte le quotidien d’un enfant français pris dans les rêts de Daech en Syrie. Et défend ardemment leur rapatriement.

Fabien est un petit garçon de 7 ans, il aime la poésie, il en écrit de bien jolies, il aime le foot aussi, surtout Kylian Mbappé. Un jour, ses parents lui annoncent qu’ils partent en voyage, direction le « paradis ». Ce sera Raqqah, en Syrie. Fini Fabien. Bonjour Farid. Il intègre l’école Les Lionceaux du califat, les poémes sont désormais « des vers à la gloire du calife Baghdadi », on lui apprend à manier une ceinture explosive, on l’abreuve de vidéos d’exécutions. Puis son père meurt, et les maris successifs qu’on impose à sa mère aussi. Le sort le jette dans le camp d’Al-Hol, au nord-est de la Syrie, tenu par les Kurdes. Dans un roman très court et bouleversant, Voyage au bout de l’enfance (Seuil, 2022), l’écrivain et islamologue Rachid Benzine illustre, à travers l’histoire de Fabien, l’horreur de la guerre et de ces camps où croupissent littéralement des centaines de femmes et d’enfants de djiahdistes. (...)
Au-delà du roman qu’il a écrit, Rachid Benzine fait partie de ceux qui s’engagent au quotidien pour obtenir le raptriement de ces enfants. (...)
Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire du point de vue d’un enfant ?
La question est l’invisibilité de ce qui se passe aujourd’hui dans les camps. Ces enfants sont devenus des fantômes. Parce qu’on a détruit le territoire physique de Daech, on a pensé qu’on en avait fini avec le territoire des esprits, or le combat le plus difficile est justement celui-ci. L’après-Daech est devenu un angle mort dans notre société et dans le champ politique.
La littérature permet de passer de cette invisibilité à l’idée de la reconnaissance. Face à la raison déraisonnante des adultes, un enfant, par ses mots, par la façon dont il nous raconte assez brutalement ce qu’il voit, nous désarme. (...)
Il est doublement victime : du choix de ses parents de partir en Syrie et de l’État français, qui le laisse là-bas.
Comment vous êtes-vous intéressé à cette réalité particulière du djihad ?
J’avais déjà travaillé sur la force du récit de Daech. Nous sommes des êtres narratifs, nous sommes les histoires auxquelles nous adhérons. Daech a proposé un récit, quel est-il et pourquoi certains y adhèrent-ils ? Dans les prisons françaises et belges, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui revenaient de Syrie et d’Irak pour essayer de le comprendre. En France, aujourd’hui, on assiste à une guerre des récits, la question est donc très importante pour moi.
Puis j’ai rencontré les parents de ces djihadistes. J’habite à Trappes, où soixante-dix-huit personnes sont parties pour la Syrie, je connais la plupart des parents ou des grands-parents concernés. J’ai aussi beaucoup parlé avec des collectifs de familles qui se battent pour le rapatriement de leurs enfants et de leurs petits-enfants. (...)
Qui sont les quelque deux cents enfants français bloqués actuellement dans les camps kurdes en Syrie ?
Ils sont détenus depuis environ trois ans dans des conditions assez épouvantables, certains subissent des traitements inhumains ou dégradants. Les deux tiers n’ont connu que les camps. Ils sont nés en Syrie, parfois même dans les camps. D’autres avaient 5 ou 6 ans lorsque leurs parents ont décidé de partir. Aujourd’hui, seulement trente-cinq enfants, des orphelins pour la plupart, ont été rapatriés, mais il n’y a plus eu aucun retour depuis janvier 2021.
Comprenez-vous les réticences, ou du moins les hésitations politiques, au rapatriement de ces enfants ?
Je ne comprends pas la position de l’État français sur le sujet. Les autres pays rapatrient leurs ressortissants et se disent compétents pour pouvoir les juger. L’État français abandonne ces enfants. On maintient le mensonge de leur soi-disant jugement sur place. Or, les Kurdes réfutent cette idée, puisque le Kurdistan n’est pas reconnu comme pays et nous demande lui-même de rapatrier ces enfants. (...)
Quelles peuvent-être les conséquences d’un tel abandon ?
L’endoctrinement dans les camps. Certaines personnes là-bas n’ont pas renoncé à l’idéologie de Daech. (...)
Pourquoi certains en France les voient-ils comme une menace future ?
Le risque zéro n’existe pas. Je ne peux pas dire qu’on ne prend aucun risque à rapatrier ces hommes et ces femmes, mais je dis que les laisser là-bas, c’est en prendre un encore plus grand.
La question du retour des enfants est-elle audible dans le contexte de la présidentielle où l’islam est devenu un sujet de campagne ?
En 2019, on était parti pour tous les rapatrier, on avait les noms, on avait les familles d’accueil, on savait où les djihadistes allaient être détenus... Et d’un coup, à la faveur d’un sondage, il y a eu un revirement d’Emmanuel Macron. Donc justement, face à une opinion publique qui peut être divisée, il faut que cela devienne un sujet de la campagne électorale. (...)
Est-ce un manque de courage politique ?
Absolument. Il faut faire preuve de courage politique. Et le courage politique, c’est justement d’avoir une vision à long terme, et non des visions électoralistes qui finiront par se retourner contre nous. Dans ces camps se développe un sentiment d’humiliation. Et les humiliations d’aujourd’hui préparent toujours les violences de demain. Qu’allons-nous leur raconter, à ces enfants ? Parce qu’ils finiront par rentrer, tôt ou tard.
Face aux représentations qui sont en train de dériver, il faut non seulement présenter une autre narration, mais aussi intégrer des faits empiriques. Le psychiatre Serge Hefez, qui participe à la prise en charge des enfants depuis quelques années, dit que ceux qui sont revenus vont bien. Ils ont retrouvé leurs familles, ils ont été insérés dans des villages, et personne ne connaît leur histoire. Ce sont des faits. Mais on continue de fabriquer nos peurs.
Pourquoi, en France, le sujet est-il un si grand tabou ?
Parce qu’on a vendu à la société française qu’on en avait fini avec Daech ! (...)
Vous parrainez un de ces enfants, avec vingt-cinq autres personnalités. Une telle action peut-elle peser dans l’opinion ou bien est-elle surtout symbolique ?
Il faut multiplier les engagements pour obtenir un effet boule de neige. On veut simplement dire à ces enfants qu’une France pense à eux, que beaucoup de personnes ici se battent pour leur promettre une enfance. En les laissant là-bas, on signe la peine de mort de gamins qui n’ont rien demandé.