Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
En Inde, l’antiterrorisme est transformé en instrument de terreur
Article mis en ligne le 21 août 2020

Militants, professeurs, étudiants… Ils sont de plus en plus nombreux derrière les verrous de la plus grande démocratie du monde. Pour faire taire les dissidents, la loi antiterroriste UAPA permet d’incarcérer sans procès ni perspective de libération. Son utilisation a explosé sous Narendra Modi et s’accélère encore avec le Covid. (...)

Hany Babu a été emprisonné sous l’UAPA (Unlawful Activities Prevention Act). Une loi en principe antiterroriste mais dont beaucoup d’organisations affirment qu’elle est aujourd’hui dévoyée pour faire taire, sans procès, quiconque s’oppose au régime. Ce professeur est la treizième personne arrêtée dans le cadre des émeutes de Bhima-Koregaon, des affrontements entre hautes et basses castes dans le Maharashtra, remontant à 2018. Aucun n’est sorti de prison. 
S’il est connu pour être un défenseur des intouchables, Hany Babu n’a même pas participé aux manifestations. Sa faute ? Avoir demandé la libération de Varavara Rao, un poète de 80 ans emprisonné en août 2018 sous l’UAPA dans cette affaire, aujourd’hui atteint du Covid-19. Jeudi 13 août, six étudiants manifestant pour la défense de Hany Babu ont été arrêtés par la police (pour non-respect des règles de distanciation physique). 
(...)

La police a aussi ouvert une plainte contre X permettant d’arrêter étudiants, professeurs, avocats ou simples participants aux manifestations contre les lois. « On isole vingt secondes d’un long discours, on les sort de leur contexte et cela suffit pour être incarcéré », témoigne un étudiant qui préfère rester anonyme après qu’un UAPA a été déposé contre lui. 
« La stratégie du gouvernement est claire, juge Apoorvanand, professeur engagé à gauche de l’Université de Delhi, qui s’est vu confisquer son téléphone après un interrogatoire de la police. Faire passer les manifestants pour les organisateurs des violences de février et, plus généralement, tous les opposants à l’État pour des terroristes. »
Kapil Mishra, un dirigeant du parti hindou BJP, qui a appelé lors des affrontements à « tirer sur les traîtres à la nation », est, lui, toujours libre.
(...)

Les émeutes de Bhima-Koregaon ne sont qu’un des nombreux dossiers sur lesquels la justice indienne fait pleuvoir les arrestations « antiterroristes ». En tête de liste figurent les manifestations géantes ayant eu lieu à Delhi avant la pandémie. De nombreux Indiens ont, à l’époque, protesté contre des lois jugées discriminatoires à l’égard des musulmans. Lors d’affrontements avec les partisans du gouvernement, trente-six musulmans et quinze hindous ont trouvé la mort. Des quartiers entiers ont été brûlés, principalement musulmans.
Depuis la pandémie, les leaders de la contestation sont poursuivis sous des charges vagues : slogans dissidents, échanges avec untel, distribution de nourriture… En avril, Shifa Ur Rehman, président de l’association des étudiants de la célèbre université Jamia Millia Islamia, a été emprisonné sur la base de messages WhatsApp.
(...)

Jayna Kothari, directrice du Centre d’étude de la loi, à Bangalore. « Cette loi antiterroriste permet d’incarcérer préventivement sans procès pour 180 jours, ce qui est déjà énorme. Mais, dans les faits, cette période n’est même pas respectée. » 
Les motifs d’incarcération sous l’UAPA sont, par ailleurs, très vagues. Tout individu ou organisme qui « met en question la souveraineté de l’Inde » ou provoque une « désaffection à l’égard de la nation » en est passible. « Mais qu’est-ce que cela veut dire ?, interroge Jayna Kothari. Lorsque nous étions jeunes, nous avons tous participé à des manifestations contre telle ou telle loi. Est-ce faire preuve de désaffection envers son pays dans une démocratie ? »

(...) Alors que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a appelé à libérer, en cette période de pandémie, « les personnes détenues sans bases légales suffisantes, en particulier les prisonniers politiques », le gouvernement indien fait le contraire. « Depuis avril, les arrestations contre les journalistes, activistes, avocats ou étudiants se multiplient en Inde », explique Avinash Kumar, directeur exécutif de l’ONG. 
Dans les faits, il est rare de pouvoir sortir de prison après être enfermé pour UAPA.
(...)

Depuis l’élection du premier ministre Narendra Modi, en 2014, le recours à l’UAPA donne le tournis. (...).

Les hautes cours indiennes peuvent théoriquement intervenir pour libérer les accusés, mais sont frileuses, explique la militante. « Les juges savent bien que les charges sont la plupart du temps ridicules et anticonstitutionnelles. Mais ils n’osent pas s’opposer aux fables terroristes fabriquées par le gouvernement, comme dans l’affaire de Bhima-Koregaon, où seules les basses castes sont sous les verrous. »
En plus d’être antidémocratique, cette répression « met la vie des activistes en danger en les enfermant dans des prisons bondées qui sont des foyers du Covid-19 », poursuit Avinash Kumar.
(...)

« La grande peur du gouvernement est de voir se reformer un mouvement de contestation comparable à celui de février une fois les restrictions de rassemblement levées. La contestation ne peut se faire qu’en ligne, c’est donc le moment idéal pour arrêter les voix dissidentes en toute impunité. »

Sur Internet, la répression fait rage aussi.
(...)

le gouvernement a lancé un Comité pour la refonte des lois criminelles. Si le contenu des réformes reste encore ouvert, les pistes évoquées inquiètent. « Les confessions obtenues devant un agent de police pourraient devenir des preuves de condamnation suffisantes », estime V. Suresh, avocat et secrétaire général de l’Union pour les libertés civiles, alors que des cas de torture envers les détenus arrêtés sous l’UAPA ont été dénoncés par plusieurs avocats. 
« Organiser une consultation publique sur un tel sujet, au moment où le gouvernement enferme les dissidents et où la pandémie muselle la société civile, est insensé », juge Avinash Kumar. Soixante-neuf avocats ont, eux, dénoncé la composition du comité (cinq hommes juristes), comme non représentatif des genres, castes, régions, religions et ethnies de l’Inde. Le ministre de l’intérieur, Amit Shah, affirme qu’il s’agit de faire de l’Inde « une démocratie moderne où la justice agit rapidement ». De quoi être rassuré.