
Ils ont repris leur usine en faillite suite à la crise financière, réorienté la production, plus « écologique », sauvegardé une vingtaine d’emplois, créé un réseau de distribution pour vendre leurs produits. Et décliné concrètement le credo « Occuper, résister, produire ». Peu soutenus par le gouvernement de gauche, qui vient d’être battu aux élections législatives, les ouvriers grecs de l’usine Vio Me, à Thessalonique, ne sont pas au bout de leur peine. Reportage.
« On n’est pas assez pour défendre notre usine demain matin ! Qui peut venir nous aider ? » Makis lève les bras au ciel. Face au quinquagénaire à la barbe poivre et sel, une assemblée d’une quinzaine de personnes assises à l’ombre des platanes, sur la place de l’Agora à Thessalonique, deuxième ville du pays. Trois d’entre-elles travaillent à Vio Me, l’usine autogérée de savons écolos devenue un symbole du mouvement autogestionnaire grec. Les autres sont des soutiens. « Nous avons besoin de gens qui n’ont pas déjà des soucis judiciaires ! On a lancé des appels depuis des semaines, mais on ne sait toujours pas sur qui on peut compter ! »
Le crépuscule tombe, les rues bruissent de passants et la ville sort lentement des lourdes chaleurs de la mi-juin. La réunion reste étrangement calme. Si Makis est inquiet, il ne le montre pas. Pourtant, les ouvriers jouent gros : le lendemain matin, le 20 juin, leur usine sera mise aux enchères, vendue au plus offrant - une banque ou un investisseur. À force, ils ont fini par s’y habituer : ils occupent illégalement leur site depuis pas moins de huit ans, et bloquent sa revente depuis quatre ans. (...)
En 2012, les travailleurs rencontrent de lointains collègues des coopératives argentines autogérées depuis le début des années 2000, notamment Zanon, une fabrique de tuile tenue par 400 personnes. C’est le déclic. Fin 2012, une nouvelle assemblée décide de relancer l’activité sans patron, sous contrôle ouvrier. Le mot d’ordre ? « S’ils ne peuvent pas, nous pouvons ! »
Des savons et des lessives « écologiques »
Impossible de redémarrer l’ancienne production. La demande dans le secteur du BTP s’est effondrée avec la crise, et les coûts de production sont trop élevés. Des savons et des lessives « écologiques » remplacent ainsi la colle pour carrelage : la demande est forte, la production plus simple. « Ça nous permettait aussi d’utiliser la matière première la plus proche de nous : l’huile d’olive. On se fournit chez une dizaine de producteurs locaux, justifie Dimitris. On a commencé avec une première recette, puis on a continué à chercher sur Internet, à se former en étant aidé par le mouvement de soutien. » (...)
« Au début, leurs produits étaient vraiment de mauvaise qualité. Impossible de laver les vêtements avec ! », sourit Marcellina, soutien de la première heure.
En six ans de production, les apprentis savonniers ont progressé. Ils commercialisent aujourd’hui une quinzaine de produits ménagers au sein des réseaux militants de centres sociaux, squats et épiceries coopératives : savons à base de lavande, lessive, détartrant, produit lave-vitre, ou encore crème pour le visage.
« Au début, ça a été un choc culturel. On n’avait plus à prendre les ordres de personne ! » (...)
Ici, aucun standard n’est imposé de l’extérieur. Les ouvriers ont transformé l’outil de production à leur mesure : un mélange d’atelier de bricolage et de petite industrie, où chacun a voix au chapitre et reçoit la même rémunération. « On n’a plus besoin des cadres ni des patrons ! », assène le quadragénaire. Et pour cause : leurs anciens bureaux ont été transformés en séchoirs pour des milliers de savons parfumés – ils en produisent 1600 par semaine et en conservent 3000 en stocks. (...)
« Pour nous, ici, c’est bien plus qu’une usine : c’est un espace social, un lieu de solidarité et de liberté. » (...)
« Des rappeurs ont aussi tourné un clip il y a quelques mois », ajoute fièrement le travailleur. Au fond du hangar, à côté d’immenses sacs de colle et de vieilles machines assoupies, des vêtements et du matériel de soutien pour les réfugiés attendent de partir vers les « points chauds ». « Notre usine, c’est un outil de lutte. » (...)
Un système de distribution militant, au-delà de la Grèce (...)
Force est de constater que cela fonctionne. Le mouvement de solidarité dépasse aujourd’hui largement la Grèce. Les travailleurs ont organisé en 2017 les « Rencontres euro-méditerranéennes des travailleurs des coopératives », et participé à des rencontres équivalentes en Argentine. (...)
Vio Me exporte aussi en Italie, en Espagne, en Suisse et jusqu’en Roumanie ou en Bulgarie. « On voudrait exporter vers l’Amérique Latine, mais c’est impossible sans cadre légal. L’absence de statut freine notre développement. »
« Sur le papier, nous sommes toujours considérés comme les employés d’une entreprise en faillite » (...)
Pour l’heure, la principale menace est judiciaire. En 2014, une vingtaine d’anciens salariés ont réclamé la liquidation rapide des actifs de la maison-mère pour toucher les sommes dues. Depuis 2015, l’État organise chaque année une session de vente aux enchères des terres et bâtiments, pour rembourser les millions de dettes de l’entreprise. Les travailleurs ont essayé d’éviter la vente à un investisseur privé. « On a proposé une autre solution simple aux différents gouvernements : les services publics (sécurité sociale, eau, électricité) envers qui Vio Me était endettée pourraient reprendre une propriété correspondant au montant, et nous louer les locaux. Quant à nos arriérés de salaires de 2,5 millions, on pourrait les échanger contre les machines », explique Makis. Sans succès.
Alors, inlassablement, les ouvriers publient des appels à soutien, bloquent les tribunaux, envahissent les salles d’audience, campent devant le ministère du travail en essuyant les coups de la police. « Mais le prix de rachat est plus bas chaque année : ils ont commencé en 2015 à 32 millions d’euros, puis 25 en 2016, 18 en 2018. Cette fois, ils sont descendu à 12,5 millions », s’alarme Makis. Ce 20 juin, à nouveau, 200 personnes se sont rassemblées devant le tribunal. Sans réussir à bloquer les enchères. Heureusement, aucun acquéreur n’a proposé d’offre. Jusqu’à quand ? La prochaine session aura lieu en septembre.
Les ouvriers se préparent au pire, mais restent déterminés. « Même s’ils arrivent à vendre l’usine, ça ne va pas stopper la lutte. Ce qui est important, c’est de continuer le combat. Seule la lutte nous fera gagner ! », assène Makis. À ses côtés, confiant, Dimitris glisse, poings serrés : « Avec toutes les heures de notre combat depuis des années, c’est comme si on avait déjà racheté l’usine ! »