
Comment un pays producteur tel que la France peut-il se retrouver avec des millions d’œufs infectés au fipronil, un insecticide dangereux, et des tonnes de produits contaminés ? L’industrialisation de l’agroalimentaire connaît ainsi des scandales à répétition. En Bretagne, l’évolution des coopératives conduit parfois à mettre en danger la vie de leurs salariés tout en marginalisant les paysans.
En 2008, l’été avait été pourri, mais le cours mondial des céréales flambait. À la fin de l’hiver 2009, il fallait préserver les vingt mille tonnes stockées à Plouisy, aux portes de Guingamp, dans les immenses silos à plat de la société Eolys. Moisissures, charançons et parasites proliféraient dans les hangars. « Au lieu de ventiler, et pour des raisons de coût, raconte avec colère M. Laurent Guillou, les responsables du site ont décidé de traiter avec du Nuvan Total. » Une pompe doseuse pulvérise ainsi des centaines de litres de ce produit contenant du dichlorvos, un insecticide classé comme « extrêmement dangereux » et « potentiellement mortel » par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) et interdit d’utilisation depuis mai 2007. (...)
Ce fils de paysan, employé à la réception des céréales, ne sait pas encore que sa vie vient de basculer. En février 2010, il réceptionne sans protection du triticale (hybride de blé et de seigle) traité avec du Nuvagrain (chlorpyriphos-méthyl) et du K-Obiol (deltaméthrine). Les mêmes symptômes apparaissent chez plusieurs employés : maux de tête, brûlures au visage et problèmes respiratoires. La dose maximale autorisée a été largement dépassée, selon le tribunal des affaires de sécurité sociale, qui a condamné pour faute inexcusable le groupe coopératif Triskalia, issu de la fusion d’Eolys avec les coopératives des agriculteurs du Morbihan et de Bretagne. Atteints d’hypersensibilité chimique multiple, deux salariés ont obtenu une indemnisation, mais ils attendent toujours la suite de leur plainte au pénal. Deux autres se battent depuis six ans pour être reconnus en maladie professionnelle. Ils sont tous sans travail.
Les silos métalliques dominent désormais les campagnes. De ces nouvelles citadelles de l’agroalimentaire, intrants (produits chimiques) et objectifs de production partent en direction de ce que l’on n’appelle plus des fermes, mais des « exploitations agricoles ». Les usines de suppléments nutritionnels et d’enrobage de semences irriguent les norias de camions sillonnant jour et nuit les routes du poulet, du porc, du lait et des pesticides.
Quand Gwenaël Le Goffic s’est pendu à son camion, le 21 mars 2014, il a laissé une étiquette bleue portant trois noms d’antibiotiques : flubendazole, amoxicilline et colistine. (...)
« Le code du travail n’était pas respecté, car il n’y avait pas de système d’aspiration dans ce local. Malgré les demandes de mon mari et de son collègue, rien n’avait été fait », explique sa veuve. Exposé quotidiennement aux poussières, le chauffeur de Nutréa vivait dans l’angoisse que ses atteintes oculaires à répétition n’entraînent la perte de son emploi. Les salariés ignoraient qu’il fallait manipuler ce produit avec grand soin. Pour l’inspection du travail, ce poste était « un des plus difficiles de l’usine, en termes d’amplitudes horaires et de contraintes physiques (1) ».
Selon Mme Le Goffic, son mari « faisait régulièrement des journées de douze à quatorze heures ». Fatigué physiquement et moralement, il avait pris soin de rapporter à son domicile l’étiquette bleue sur laquelle il devait écrire sa lettre d’adieu. (...)
À Plouisy comme à Glomel, seule semble avoir compté la rentabilité, et non les hommes. Ventiler ? Faire fonctionner les extracteurs ? La plupart des groupes coopératifs sont devenus des entreprises gérées par objectifs, avec, parmi les priorités, la réduction des frais de fonctionnement. (...)
Éleveur de porcs près de Guingamp, M. Thierry Thomas a observé de près cette dérive des coopératives : « À l’époque, on avait de véritables administrateurs, qui savaient bien à quoi servait l’outil. Au milieu des années 1980, on a commencé à entendre qu’on entrait dans une ère de compétition et qu’il fallait se regrouper. Les directeurs financiers diffusaient la bonne parole dans les assemblées générales des coops. Elles ont commencé à se bouffer les unes les autres, et la gestion est devenue opaque pour les paysans-administrateurs. L’éloge de la réussite individuelle a relégué l’ambition collective au second plan. » (...)
« L’apparition au cours des années 1980 de la filialisation, renforcée par les lois de 1991-1992 sur les coopératives agricoles, a entraîné un basculement de l’activité des coopératives vers des filiales de droit commercial », observent plusieurs chercheurs (...)
La démocratie interne, autre fondement des coopératives, est elle aussi battue en brèche. « Dans les années 1980, il y avait encore du débat dans les assemblées générales, se souvient M. Thomas. Et puis, tout est devenu compliqué, et les paysans ont peu à peu accepté d’être dépossédés. Les questions devaient désormais être posées trois semaines avant l’AG ; ce qui aurait pu remonter vers le haut s’évaporait dans les assemblées de section. C’était fini, le débat était mort. Les adhérents ont lâché prise et ne sont plus allés aux assemblées. »
Dans le grand bal des rachats, fusions et concentrations, la plupart des paysans sont restés au bord de la piste. (...)
« Rien ne se perd, tout se transforme ». Lorsqu’il y a de la casse dans les élevages, les camions tournent pour faire de la « reprise » des aliments distribués, mais ceux-ci sont mélangés à de nouvelles céréales et repartent vers les exploitations. Avec quelles conséquences pour les consommateurs ? La question sera peut-être examinée grâce à l’initiative des ex-salariés de Triskalia auprès de la commission des pétitions du Parlement européen. Le 25 avril 2017, cette dernière a unanimement demandé à la Commission européenne d’enquêter sur l’utilisation des pesticides dans l’entreprise Triskalia et plus largement dans le secteur agroalimentaire en Bretagne.