Le dernier mot à bannir pour les défenseurs de l’« universalisme français » est en fait bien présent depuis longtemps dans les sciences sociales et chez les intellectuels de gauche, jusqu’à Marx. Par Alain Lipietz
Après « racisé », « islamophobe », « post-colonial », le mot « intersectionnalité » vient de se voir décerner par le gouvernement le bonnet d’âne de l’« islamo-gauchisme ». Et par le plus autorisé : le ministre de l’Éducation nationale ! Ce serait la porte ouverte à l’« essentialisme » et donc au « séparatisme ». Crime des crimes, ce concept serait anglo-saxon. Pourtant, c’est le lointain héritier d’une notion française, à la mode il y a plusieurs décennies : la surdétermination ! Dans les sciences sociales, le terme « intersectionnalité » vise à prendre en compte le fait que les individus sont à l’intersection (au sens de la théorie des ensembles) de plusieurs définitions sociales : femme et immigrée, femme et blanche, petit producteur paysan et intégré par la grande distribution, notable et colonisé, etc. (...)
Bien sûr, le but de Jean-Michel Blanquer est de défendre le célèbre « universalisme français » qui permettait aux hommes blancs de s’exprimer au nom des femmes et des colonisés. Mais la bonne « tenue » de Donald Trump avec ces ouvriers blancs, ces femmes blanches, aussi ces Latinos cathos, et même ces Afro-Américaines qui ont « quand même » voté pour lui montre l’actualité brûlante de cette problématique. Y compris pour la gauche.
La sociologie, qui se développe à partir du XIXe siècle, tend initialement à identifier « appartenance à une classe sociale » (l’une des identités possibles, définie par les rapports de production et de propriété) et « mobilisation conforme aux intérêts de cette classe sociale ». Ce schéma très simple émerge avec Augustin Thierry et il est d’abord théorisé dans les textes de jeunesse de Marx et d’Engels. Cependant, ces derniers mettent en garde : un individu ne se mobilise pas spontanément en conformité avec ses intérêts de classe. Une classe « en soi », définie par sa position dans les rapports économiques, ne se comporte pas toujours conformément à son « essence ».
La Révolution de 1848 et surtout son échec vont servir de banc d’essai : corroboration, infirmation et rectification de cette théorie.
jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, la sociologie des mouvements sociaux, qu’elle soit militante (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat) ou académique (jusqu’à Mancur Olson), en reste à cette problématique. La dissociation possible de l’économique, de l’idéologique et du politique dans le même individu est perçue comme « retard » d’une instance sur l’autre (et non comme des identités multiples) ; la question des alliances, typiquement entre paysannerie exploitée et classe ouvrière, est perçue comme « juxtaposition » de classes différentes, jamais comme « intersection » alors qu’il y a des ouvriers-paysans.
Cependant, la question coloniale, se superposant aux luttes sociales internes, introduit l’idée que la bourgeoisie locale peut être prise dans deux faisceaux de rapports différents, dont les uns l’opposent à la classe ouvrière et à la paysannerie et les autres l’en rapprochent. Par ailleurs Jaurès, dans sa polémique contre Combes sur la laïcité et contre Guesde dans l’affaire Dreyfus (1), manifeste une conscience de la complexité des mobiles.
Dès l’entre-deux-guerres, plusieurs théoriciens commencent à complexifier le lien « être de classe-mobilisation sociale ». (...)
Un même individu, étant à l’intersection de plusieurs rapports sociaux (pas seulement économiques), peut se reconnaître et se mobiliser dans plusieurs blocs différents, selon la facette de ses identités qu’il se laisse convaincre de privilégier.
les petits paysans peuvent se sentir à la fois travailleurs exploités, petits entrepreneurs, petits propriétaires, voire minorité régionale opprimée par Paris. Ils peuvent ainsi être arrimés à plusieurs blocs sociaux différents : réactionnaire, modernisateur, écosocialiste, etc. (2).
Évidemment, le problème est « jusqu’à quel point la dominance » dans la surdétermination. Les mouvements sociaux post-1968 vont se partager entre ceux qui insistent sur la « complexité », la multiplicité des rapports sociaux, et donc la multiplicité des mouvements sociaux qu’ils engendrent, et leur autonomie (par exemple : féminisme et mouvement ouvrier) et, à l’autre extrême, ceux qui insistent sur la « dominance » et considèrent que le féminisme et l’écologie sont des « fronts secondaires » de la mobilisation anticapitaliste.
La seconde position tend à freiner les nouveaux mouvements sociaux, à les subordonner à la « contradiction principale » capital/travail, la première à les juxtaposer comme un « arc-en-ciel » sans chercher d’unité plus organique. Dans l’atmosphère optimiste des années 1970, cela n’a guère d’importance car on a confiance dans le fait qu’ils finiront par converger (...)
Et vite se développe chez les dominants l’art d’attiser une mobilisation contre l’autre (« Les musulmans sont sexistes et homophobes ! »). Donald Trump a ainsi excellé à construire un bloc « anti-élite » mais favorable au grand capital, en y arrimant les rancœurs des « petits Blancs » contre les racisés, contre les éduqués, etc.
Les études intersectionnalistes tentent précisément de mieux comprendre ces situations complexes, surdéterminées parfois en « condensation », parfois en « blocage » (pour reprendre la terminologie des années 1970), et d’éviter le simplisme… « essentialiste ». (...)
Les critiques du ministre de l’Éducation (sic), en reprochant aux études intersectionnelles de favoriser l’« essentialisme » (de quelle essence au juste, puisque les individus s’y trouvent pris à l’« intersection » de plusieurs rapports sociaux différents ?), sont donc parfaitement à côté de la plaque. Mais il a raison d’en avoir peur : ces études, en nous révélant nos forces et nos faiblesses, nous aident à nous unifier contre « eux ».