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École à distance : « Les enfants des milieux populaires seront perdants, et ne seront pas les seuls »
Article mis en ligne le 1er septembre 2020

Va-t-on assister à la fin de l’école, avec le développement des enseignements à distance différenciés selon les élèves ? Plusieurs enseignants, chercheurs et syndicalistes redoutent un abandon des enfants les moins favorisés.

« Une réussite. » C’est ainsi que le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, a qualifié l’enseignement à distance peu avant la fin du confinement [1]. La réalité vécue à hauteur d’enseignant, et d’élève, était moins idyllique… « Certains de mes étudiants étaient dans leur salle de bain pour les visioconférences, parce que c’était la seule pièce calme de la maison, rapporte Guillaume Sabin, enseignant en sociologie à l’université de Rennes I. D’autres n’avaient pas de connexion et écoutaient les cours via le téléphone qu’un ami posait près de son ordinateur. » Dans les quartiers populaires, certains enfants n’avaient qu’un smartphone pour trois, ou quatre, et pas d’imprimante.
Des inégalités abyssales (...)

Matériel numérique défectueux ou inexistant, espaces insuffisants et peu confortables, absence d’adultes compétents pour épauler les élèves : une proportion non négligeable d’élèves ont décroché pendant cette période de confinement – 4 %, soit 500 000 élèves, selon le ministre de l’Éducation, qui concède que cette moyenne cache d’importantes disparités.

« L’usage massif du numérique a mis en évidence les inégalités qui sévissent habituellement dans la société, et qui sont, un peu, amoindries par l’école, pense Véronique Decker. Il y a plus de différences entre un gamin seul face à un écran de smartphone cassé et un autre qui travaille au calme avec un précepteur – certaines familles ont embauché des enseignants privés pendant la période – qu’entre l’école la moins bien équipée et une école très confortable », précise-t-elle. (...)

Conserver du commun pour réduire les inégalités

« L’outil numérique, en soi, n’est pas un problème, précise Véronique Decker. Mais il faut qu’il soit un outil mutualisé de l’école. À partir du moment où les outils sont personnels, on aggrave les injustices sociales. Contrairement à ce que pensent beaucoup d’intellectuels parisiens, la plupart des gens, en France, n’ont pas les moyens de s’équiper. » (...)

Beaucoup d’enseignants s’accordent sur la piètre qualité de ce qui a été transmis et pensent que le travail à distance doit rester « exceptionnel ». Ce n’est pourtant pas ce qui est au programme. À l’université, les équipes ont d’ores et déjà été prévenues que certaines activités et cours se tiendront en « distanciel » jusqu’au mois de janvier, avec un accueil de petits groupes au sein des campus. « Il y a une réelle volonté de pérenniser ce qui s’est passé pendant huit semaines de confinement, remarque Guillaume Sabin, enseignant en sociologie à l’université de Rennes I. Des dizaines de formation sont proposées par l’institution en vue d’augmenter le travail à distance. Passer d’un système où l’on enseigne à quelques centaines de personnes à un système où le nombre d’élèves est illimité, bien sûr, c’est tentant d’un point de vue comptable. »
Un algorithme pour remplacer le prof absent ?

Le 19 mai 2020, un projet de loi visant à instaurer dans le temps la notion de continuité pédagogique a été déposé par la députée LR, Frédérique Meunier. L’élue entend « inclure l’enseignement distanciel comme un complément voire une solution alternative, afin de pallier des absences imprévues, élèves malades mais qui peuvent suivre les cours à distance, élèves bloqués par l’absence de transports en commun, intempéries... » Quelques jours avant, le 8 mai, le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer prévenait que pour la rentrée de septembre, il y aurait « un scénario mixte, celui où l’élève est en partie présent en petits groupes, où certaines activités peuvent avoir lieu en dehors de l’établissement, et avec de l’enseignement à distance qui continuerait à être très important ». Pour le moment, cette configuration semble avoir été abandonnée, mais elle pourrait revenir si la circulation du virus s’intensifie davantage après la rentrée. (...)

« Ils veulent faire des économies, c’est clair. Et pour cela, le plus sûr, c’est de supprimer des postes », constate François Hilfiger. « C’est comme dans les supermarchés, glisse Christophe Cailleaux. Les gens qui travaillent, c’est ce qui coûte le plus cher. » Les nouvelles technologies permettent en plus d’avoir l’air résolument moderne, de « vivre avec son temps ». « Le service public aurait quelque chose de ringard, et il faudrait rattraper cette image de ringardise », observe Guillaume Sabin.
Investisseurs et géants du web prêts à conquérir l’école (...)

« On sait pourtant que les enfants n’apprennent pas en interaction avec une intelligence artificielle, se désole Véronique Decker. Ils ne peuvent que s’entraîner. Aucun enfant ne se dit : "Chouette, le théorème de Pythagore !", seul devant son ordinateur. Pour apprendre, pour comprendre, il faut qu’il y ait un adulte près d’eux. Si l’enseignement à distance se développe, les enfants des milieux populaires seront perdants. Mais ils ne seront pas les seuls. Qui sera là, présent, dans tous les milieux sociaux ? Ce sont évidemment les mères, comme on a pu le constater pendant le confinement. Ce que le gouvernement est en train d’organiser ce sont d’importants reculs sociaux. »
Le confinement, révélateur de nouvelles relations entre l’école et les familles

L’école n’a pas dit son dernier mot. Pendant la crise, les interstices de liberté ont continué de s’épanouir, parfois grâce au numérique. « Les nouvelles technologies ont pu permettre aux enseignant de nouer de vraies relations avec les élèves et leur famille », dit Guillaume Sabin. Parfois, les contacts étaient quotidiens. « Un jour, j’ai proposé que l’on s’envoie des photos de nos chaussettes, pour étudier les couleurs, raconte Frédérique, qui enseigne à Paris dans une unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A). La vie quotidienne a débarqué entre nous. Cela a créé des liens. » Mis à mal par la reprise chaotique du 11 mai, qui a sommé les enseignants de choisir parmi leurs élèves ceux qui pourraient être accueillis, ce lien peut être un levier puissant de changement émancipateur au sein de l’école. De ce point de vue, ce qui se vit et se pratique dans certains quartiers populaires pourrait être une vraie source d’inspiration. (...)

Dans certains établissements les enseignants ont demandé des barnums qu’ils ont posés devant les écoles pour continuer à accueillir les parents. Dans divers quartiers, des familles de milieux populaires se sont senties considérées, avec une véritable valorisation de leurs actions. D’étonnantes découvertes ont eu lieu, de part et d’autre. Des élèves, que les enseignants auraient plutôt classés parmi les premiers décrocheurs, se sont révélés très assidus. Des familles, habituellement très critiques envers les enseignants, ont revu leur point de vue.
Continuité du service public

Ces nouvelles relations, plus confiantes, plus respectueuses pourront-elles durer ? « Il faudrait y travailler, pense Guillaume Sabin. Ce qui est sûr c’est que, pendant cette période de crise, l’école s’est révélée comme une institution très importante, créatrice de liens, et centrale pour bien des familles. » À défaut de continuité pédagogique, que beaucoup qualifient d’illusoire, les enseignants ont assuré une véritable continuité du service public. Bien des enseignants aimeraient poursuivre sur cette voie. (...)

Pour cela, ils ont besoin de sortir de l’urgence et de la sidération dans laquelle la crise sanitaire les a plongés. « Il nous faut retrouver le temps – plus lent – de la démocratie », résume le professeur d’histoire-géographie. Les enseignants rêvent aussi d’écoles plus petites, et de classes moins remplies. Ils risquent d’être déçus : en dépit de la crise sanitaire, et des besoins impérieux de travailler en plus petits groupes, rien n’a été prévu, en cette rentrée 2020, pour éviter les classes bondées.