
Peut-on à la fois dire le droit et intervenir en tant que conférencier pour le compte de l’entreprise qu’on est en train de juger ? La question ne semble pas avoir effleuré des magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation.
L’arrêt du 28 février 2018 concernant la filiale française du groupe néerlandais Wolters Kluwer (qui édite entre autres des publications de Liaisons sociales et de Lamy) en est une illustration. Les magistrats ont rendu en l’espèce un arrêt très défavorable aux salariés, confirmant au passage un virage pro-entreprise de la chambre sociale dont nous faisions mention dans nos colonnes il y a quelques mois.
Au cœur de l’affaire, un montage financier, répondant au nom de code « Cosmos », réalisé en 2007 lors de la fusion de plusieurs filiales françaises du groupe, réunies au sein de Wolters Kluwer France (WKF).
La nouvelle entité juridique a alors été contrainte de contracter un emprunt de 445 millions d’euros auprès de sa maison-mère, la holding à Amsterdam. Jusque-là, rien d’illégal, si ce n’est que les intérêts d’emprunt, extrêmement élevés (fixés à l’époque à 7,3 %) pour une opération intra-groupe, ont eu pour conséquence de littéralement siphonner la participation des salariés français pendant de nombreuses années, ce complément de revenus pouvant selon les exercices se monter jusqu’à trois mois de salaire par salarié.
Longue bataille judiciaire (...)
Les syndicats de WKF (Ugict-CGT, SNJ, CFDT et la CNT), sont montés au créneau. A l’issue d’une longue bataille judiciaire (une enquête pénale ayant même été menée pour entrave au fonctionnement du comité d’entreprise), la cour d’Appel de Versailles leur a donné raison le 2 février 2016. Au vu du contenu du dossier, dans un climat plutôt marqué par la lutte contre l’optimisation fiscale agressive et alors que les questions d’intéressement et de participation reviennent dans le débat à la faveur de la future loi Pacte sur l’entreprise, les salariés et leurs syndicats espéraient une confirmation de la décision par la Cour de cassation.
C’est tout le contraire qui s’est produit. Les juges ont estimé que les salariés auraient dû contester le calcul de la réserve de la participation alors certifié par un commissaire aux comptes. Faute de l’avoir fait, les syndicats ont subi un sérieux revers - « quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude et l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de la gestion de la société » justifient les juges.
La fraude corrompt tout
Une motivation qui a heurté les salariés de WKF et leurs conseils et surpris également nombre de juristes spécialisés dans le droit du travail. Car jusqu’à présent, la fraude était systématiquement condamnée. « En d’autres termes, cet arrêt laisse entendre que même si un montage financier est frauduleux, en l’occurrence pour priver des salariés de leur participation, il peut quand même prospérer. De mémoire de juriste, je n’ai jamais vu ça », souligne un professeur de droit. (...)
Cette « cassation sans renvoi », qui dans le langage des juristes signifie que les syndicats n’ont aucune possibilité de recours, pourrait n’être qu’un coup dur porté aux salariés de WKF et plus largement aux opposants des pratiques d’optimisation fiscale agressive. Mais beaucoup de salariés n’acceptent pas que les magistrats qui ont rendu l’arrêt aient une connaissance approfondie de leur entreprise.
Des magistrats dans les colloques de WKF
Les juges, à commencer par le président de la Chambre sociale, Jean-Yves Frouin (qui termine son mandat dans les prochains mois), le doyen Jean-Guy Huglo et la conseillère Laurence Pécaut-Rivolier, qui ont statué sur cette affaire au sein d’une formation composée de 10 magistrats, connaissent bien Wolters Kluwer France. Ils y interviennent régulièrement dans le cadre de conférences et de colloques payants organisés par le groupe pour un public essentiellement composé de juristes et de DRH. (...)
Première question donc : pourquoi la direction de WKF n’a-t-elle pas réagi lorsqu’elle a pris connaissance de la composition de la Cour ? C’est d’ailleurs la question que lui a posée la déléguée syndicale CGT. (...)
deuxième question, comment se fait-il que des juges ne se déportent-ils pas lorsqu’ils ont à juger une affaire dont ils connaissent les protagonistes ? Cette procédure permet en effet à d’autres magistrats de reprendre le dossier. Or sur les six conseillers qui ont voté dans cette affaire (les conseillers référendaires qui font partie de la formation ne votent pas), trois interviennent pour le compte du groupe WKF. (...)
Aucun problème ? « C’est plutôt un gros problème, sévère même, estime un professeur de droit. Les magistrats doivent faire preuve d’impartialité subjective. Ils ne doivent pas avoir de parti pris. Or comment s’en assurer lorsqu’on touche une rémunération ? » (...)
« Le problème, souligne un professeur de droit qui refuse de « cachetonner » dans des colloques et autres journées de formation, c’est que les magistrats s’expriment devant un public composé le plus souvent d’avocats patronaux, de juristes d’entreprise et de DRH. Ce sont des lieux de formation mais aussi d’échanges où on peut discuter à demi-mot de dossiers, où la partie patronale peut remonter ses inquiétudes. Cette proximité n’est pas saine. » (...)