
« Devenir citoyens dans le savoir » : un mot d’ordre à manier avec soin. Car inutile de revendiquer un fait qui est permanent, quoique caché, un fait qui ne nous attend pas pour exister : citoyens dans le savoir, on le devient , en général, aussi sûrement que passivement, aussi objectivement qu’inconsciemment, dans tout acte d’apprentissage. Mais « citoyen passif », formé laborieusement – et il en faut du labeur et du temps – à devenir membre soumis, docile et appliqué d’une société où quelques-uns seulement pensent et décident pour tous les autres.
Les choses sont pourtant clairement annoncées : dès qu’un savoir est l’objet d’un apprentissage reconnu comme tel, il devient DISCIPLINE au sens précis de dépendance par rapport à celui qui transmet (en premier) et à l’enseignement transmis (en second). On est disciple de quelqu’un avant de l’être d’une doctrine enseignée (remarquons que la personnalisation, ici, est chose admise).
Discipline : détournement de sens du savoir – la règle de savoir devient règle de conduite – avec cet effet étonnamment mystificateur de voir aussitôt s’échapper la conscience de ce détournement. L’ambigüité peut être cependant débusquée si l’on démasque le fait, par exemple, que toute évaluation, surtout lorsqu’elle se résume en une note, prend valeur de « mesure disciplinaire »
Les élèves, pourtant le savent – et douloureusement souvent – quand arrivent les moments de remise des notes. Mais c’est dans leur vécu affectif, comme on dit, dans leur sensibilité à fleur de peau. Car cela n’a rien à voir avec le sérieux des contenus traités. Hé hop ! le tour est joué de renvoyer comme enfantillage, comme effet second, ce qui devrait être retenu objectivement comme « analyseur » d’un phénomène de fond.
C’est que, derrière le contenu manifeste que désigne telle « discipline » de savoir, se love un autre savoir, un autre apprentissage qui en constitue le contenu latent : c’est celui de l’ORDRE ETABLI et de sa légitimation, profondément ancré au précédent et d’autant plus tenace qu’il se construit dans une pratique (celle de la transmission ) qui en est le garant. C’est en ce sens qu’on peut dire – et ce n’est pas une boutade – que toute pratique de transmission est une démarche , c’est à dire suscite des processus d’auto-élaboration de comportements mentaux ( des « habitus » dirait P.Bourdieu ). Mais une démarche à rebours, puisqu’elle a un effet d’auto-aliénation et non pas d’émancipation.
Enseigner – dans les faits (si ce n’est dans les mots) – qu’il ne peut y avoir de savoir que dans une relation de subordination est un acte civique (anti-civique) qui forme aux clivages concepteur/exécutant, dominant/dominé sous-tendus par les clivages doué/non-doué, intellectuel/manuel, …. Bref un acte civique qui enseigne et légitime par la pratique le principe d’inégalité, comme fondement de l’ordre établi.
Face à cela, donner à connaître le dessous des cartes, par une pratique fondée sur le « Tous capables », c’est entrer de plein pied dans le principe d’égalité. Et c’est bien cela qui est insupportable à l’ordre établi (...)
Agir sur les pratiques – c’est à dire, par le fait même, sur les conceptions – du savoir-enseigné pour les transformer, c’est mener un acte civique conquérant sur l’avenir.
Aujourd’hui, l’enjeu le plus incisif de notre bataille, c’est sur le champ des savoirs-enseignés qu’il se trouve. C’est du difficile à porter, et mal compris. A nous de ne pas en esquiver l’urgence, risquant de tomber dans les lieux communs d’une éducation nouvelle au rabais où seulement serait satisfait notre ego . .. alors que l’urgence est d’oeuvrer pour une société d’égaux.
Il n’est pas superflu d’évoquer, comme pratique en rupture, celle qui consiste à ôter les questions de notre enseignement, comme on ôte les questions d’un problème. Parce que les questions sont, par nature, une pratique de détournement de finalité du savoir.
Une question exige d’abord qu’on réponde à QUI la pose et non pas qu’on s’interroge soi-même par rapport à la situation, qu’on questionne soi-même la situation. Une question (posée par l’enseignant) finalise autrement le rapport au réel parce qu’elle pose d’abord l’obligation de répondre avant même que soit problématisée la situation. De plus, problématiser une situation exigerait une mise en relation de toutes les données avant même d’en sérier les étapes de résolution. Ce qui rend caduc le découpage successif des questions qui donne à autrui – un autrui hiérarchiquement supérieur, bien sûr – le droit d’ordonner un tel découpage, et donc EMPECHE de s’en construire la nécessité et d’en élaborer la cohérence. (...)
"déléguer son pouvoir de penser, c’est justifier pour soi-même toutes les soumissions. Toutes les inconditionnalités. (...)"
Quel mépris pour ce petit d’homme dont on admire tellement les questions qu’il ose poser – et si jeune – sur la vie, sur la mort. ..sur tout, quoi ! Mais cette admiration, c’est toujours hors de l’école qu’elle se dit. Dedans se serait bien trop dangereux, bien trop lourd à porter ! D’ailleurs, ce n’est que de la candeur de la part de l’enfant. Allons, voyons ! (...)
Citoyens, au pluriel. Car la cité est faite de plusieurs. De nombreux. Où égalité va avec fraternité. Mais comment concevoir l’apprentissage de la fraternité quand, dès les premières « leçons » à l’école, prévaut la sélection de celui-qui-sait (qui sait…régurgiter) face à celui qui-sait-pas. Et comment en serait-il autrement si dès les premiers instants de la « leçon » – bien avant la récitation- ce qui est requis, c’est d’abord la capacité d’admettre au titre de chacun-pour-soi plutôt que celle de comprendre, à tous les sens du « prendre-avec ».
L’éducation nouvelle, et plus précisément notre pratique de démarche (quand elle n’est pas un simulacre) met en jeu, au coeur même du savoir, la nécessité (comme titillement) de prendre en compte la pensée d’autrui. (...)
Jubilation qui,faisant éclater le cercle étroit de l’ego, permet à chacun de s’enrichir des explorations de tous. Joute serrée où la construction par chacun de son « JE » accroit ses pouvoirs par celui des autres. Et donc où l’égalité -tournant le dos aux niaiseries imbéciles d’un égalitarisme si vite invoqué – se forge dans la singularité de chacun. Jubilation , donc, d’un partage non pas donné tout fait mais conquis de haute lutte.
N’y a-t-il pas là, déjà, sur le champ des savoirs, un apprentissage à l’auto-gestion ?