
(...) Marc-André Selosse, spécialiste de la vie des sols, est l’auteur de nombreux ouvrages. Professeur au Muséum d’histoire naturelle à Paris, à l’Institut universitaire de France et à l’Académie d’agriculture de France, c’est un biologiste reconnu, qui alerte depuis longtemps sur la dégradation de nos écosystèmes.
La proposition de loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », défendue par le sénateur de Haute-Loire Laurent Duplomb (Les Républicains), lui apparaît comme l’exact inverse de ce qu’il faudrait faire : c’est une loi tournée vers le passé, à l’heure où nous avons les outils et les connaissances scientifiques pour aider l’agriculture à évoluer.
(...) Marc-André Selosse : C’est une triple négation.
C’est d’abord la négation de tous les résultats scientifiques qui montrent la dangerosité des pesticides. Une tribune parue dans Le Monde le dit très clairement et elle est signée par quarante-cinq organisations, dont certaines complètement neutres, à l’instar de la Société botanique de France, et une vingtaine du milieu médical. L’Inrae [Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement – ndlr] a fait de bons travaux là-dessus : il a montré qu’il y a souvent une surprescription, jusqu’à 30 %, sans doute parce que le conseil aux agriculteurs vient de ceux-là mêmes qui vendent les produits phytosanitaires. (...)
Il est dangereux de trier ce qu’on retient de la science, parce que c’est le début de l’inefficacité. Certes, la science ne gouverne pas, mais elle offre le meilleur cadre possible.
La deuxième négation est celle de nos impôts. Il faut réaliser qu’aujourd’hui, quand on achète pour 1 euro d’aliments, il y a 1,3 euro d’externalités négatives : maladies professionnelles, fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, maladies de consommateurs, absences au travail, traitement de l’eau, restauration de sites… à payer plus tard. Cela viendra s’ajouter à notre déficit.
Rouvrir la porte à des pesticides interdits flétrit nos impôts et nos cotisations sociales, impôts passés et futurs. C’est de la bêtise budgétaire ; c’est complètement irresponsable.
Mais il y a une troisième négation : celle de la politique. Les gens ne vont pas tarder à s’apercevoir qu’il y a là un tour de passe-passe avec leur santé. Les agriculteurs verront bien que cela ne solutionne pas leurs problèmes – qui sont liés aux revenus, pas aux pesticides. Est-ce que la société peut aider les agriculteurs à faire mieux : voilà le sujet.
Ce texte de loi détruit la crédibilité du politique à moyen terme. Cela fait beaucoup pour une poignée d’élus qui veulent sauver leur mandat.
S’agit-il d’une minorité qui est en train de s’imposer à la majorité ?
Ce que je sais, c’est que selon les enquêtes d’opinion, plus de 80 % des Françaises et des Français ne veulent plus de néonicotinoïdes. Une étude commanditée par l’Office français de la biodiversité montre également que la population est attachée à la police de l’environnement, et qu’une majorité voudrait même plus de contrôles. (...)
Ils jouent contre l’intérêt du monde agricole ?
Oui, les impacts écologiques et sanitaires attendus nous le disent. Et il est insupportable de voir dans quelle indifférence collective on traite la souffrance agricole depuis Zola. Si on lit La Terre… Les problèmes de coûts d’intrants et de compétition internationale existent depuis longtemps. Et c’est ceux-là qui tuent l’agriculture, non pas la protection de l’environnement. (...)
Il faut bien réaliser que les agricultrices et les agriculteurs souffrent et qu’on leur doit des solutions. Eux aussi sont dans une grande majorité favorables aux mesures environnementales. Le sujet n’est pas de revenir en arrière sur l’environnement. C’est d’aller de l’avant en agriculture : nos élus ne prennent pas à la racine la souffrance agricole, ancienne, qui peut faire exploser notre pays. Elle est aiguë à présent. Ils devraient s’occuper des clauses miroirs dans les accords de libre-échange [c’est-à-dire exiger que les produits importés respectent les normes en vigueur sur le sol français – ndlr] plutôt que de bidouiller avec des produits que la science a classés comme dangereux. (...)
Aujourd’hui, le sujet est d’aider les agriculteurs à faire bien. Et on sait faire bien : l’agroécologie a fait ses preuves. Avec des mélanges de cultures, des haies, de nouvelles semences résistantes aux maladies ou des mélanges de semences résistantes, des rotations longues… on peut retarder la diffusion des maladies et l’utilisation des pesticides.
Je ne préconise pas le « zéro pesticide » : je dis que, dans un cocktail de solutions, il ne faut les actionner qu’en dernier. Il y a d’autres solutions d’appui, et c’est tromper le monde que de se concentrer sur les pesticides sans développer le reste. Il y a une dimension historique aussi. (...)
nous sommes dans un pays où les cancers du pancréas augmentent de 3 % ; qu’en raison des taux excessifs de cadmium autorisés dans les engrais phosphatés nous mangeons aujourd’hui 1,4 fois la dose maximale de ce métal toxique.
Dans le discours entre la fin de mois et la fin du monde, il faut glisser le discours de la fin de vie, la nôtre et celle de nos enfants. Réalisons que nous sommes dans un pays où les cancers des moins de 15 ans sont en train d’augmenter, et pour certains de plusieurs pourcents par an ! Nous vendre la fin du mois aux dépens de notre fin de vie, c’est coupable. L’histoire jugera, comme elle a jugé pour la toxicité du tabagisme, de l’alcoolisme, etc. (...)
Peut-on envisager l’adaptation autrement, en changeant de culture ? Développer par exemple le sorgho en Aquitaine, qui est beaucoup moins exigeant en eau que le maïs… Où sont les variétés plus sobres en eau ? Je ne vois absolument aucune anticipation en ce sens. Je ne vois qu’un repli frileux sur le passé. (...)
Il me semble complètement irresponsable de la part de nos représentants de prendre des décisions sur des choses qu’ils ne comprendraient pas. Les scientifiques comme moi, et bien d’autres, sont par ailleurs disponibles, et certains députés et sénateurs ne se sont pas dispensés de m’auditionner ces derniers temps. Si nos élus ne savent pas, ils peuvent facilement s’informer. Quand on est à l’Assemblée nationale, il suffit de demander pour voir des scientifiques dans son bureau. C’est un des devoirs professionnels des professeurs du Muséum, d’ailleurs ! (...)
Dans le secteur viticole, par exemple, on connaît aujourd’hui des cépages qui permettent de diviser la quantité de produits pesticides par cinq. On n’en est plus au stade de se dire : « on pourrait ». Cet outil qui permettrait de consommer moins de pesticides, moins d’essence, de tasser moins les sols et de dépenser moins d’argent, nous l’avons.
Il y a bel et bien des issues de secours. Mais il y a la loi Duplomb, qui bruyamment attire tout le monde vers le cul-de-sac fatal.