
« Dégâts collatéraux », « victimes civiles »… Le regard et la parole des enfants emportés dans la tourmente d’une guerre sont souvent vite oubliés par les adultes. Une exposition, à Strasbourg, répare cette omission en accordant une place centrale au regard des enfants, par leurs dessins, sur certains des conflits les plus violents depuis un siècle. Représentation sans filtre des horreurs produites par l’humanité, leurs dessins ne s’en montrent pas, pour autant, dénués d’espoir. Et interrogent : « Nous sommes censés accompagner et protéger l’enfance, mais où sont nos révoltes devant tant d’humanités blessées ? »
C’est une exposition unique qui est présentée à Strasbourg à la Médiathèque André Malraux. Exposée jusqu’au 16 décembre, « Déflagrations. Dessins d’enfants, guerres d’adultes » rassemble les reproductions de plus de 220 dessins d’enfants témoins et victimes des conflits et crimes de masse de la Première guerre mondiale jusqu’à nos jours. Une forme d’expression jusqu’ici plutôt déconsidérée, rarement archivée ou conservée. Dans le contexte de leur production, ces dessins ne revêtent au mieux qu’une valeur passagère, thérapeutique par exemple, quand ils servent pour un psychologue à identifier un traumatisme, et pour un enfant à l’exprimer.
Zérane S. Girardeau, fondatrice de l’association « Zérane confluence artistique », a réuni et présenté cette collection à partir d’« œuvres » issues de contextes géographiques et historiques très différents. (...)
Témoignages essentiels
« Ce projet est né durant la guerre en Syrie, explique Zérane. Lors d’une conférence de presse en 2013, la Haute commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU a expliqué que la commission d’enquête avait produit d’énormes quantités de preuves sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Le conflit n’en a pas moins suivi son cours, à cinq heures de vol de Paris. » Comment garder les yeux ouverts ? Que faire, quand savoir ne suffit plus, pour « ne pas anesthésier l’émotion » ? (...)
Dans nombre de cas, la parole des enfants a tout simplement disparu
On ne trouvera pas, on s’en doute, dans cet ensemble patiemment rassemblé sur trois ans, venus d’ouvrages thématiques, de fonds muséaux ou associatifs, un tableau exhaustif ni même un échantillon représentatif de toutes les violences de masse produites par le 20ème siècle. Dans nombre de cas, la parole des enfants a tout simplement disparu. « C’est pendant la guerre d’Espagne, poursuit la commissaire d’exposition, que les Républicains utilisent les dessins d’enfant pour sensibiliser le reste du monde et lever des fonds pour les réfugiés. Les ONG aujourd’hui s’en servent ponctuellement pour les mêmes raisons. Mais personne ne pense que cette source pourrait intéresser des chercheurs dans l’avenir. » (...)
Olivier Bercault, spécialiste des conflits armés et de la question des réfugiés, qui a mené de nombreuses missions pour l’ONG Human Rights Watch, illustre leur importance : « Les décisions de la Cour pénale internationale de 2007, puis de 2009, toutes les deux relatives au conflit du Darfour sont, à ma connaissance, les seules qui aient accepté des dessins d’enfants comme preuve circonstancielle lors d’un procès pour crimes internationaux. Dans ce genre de procès, les dépositions des témoins, des experts, de même que celles des historiens, sont les plus fréquentes. Mais dans ce cadre, les 500 dessins issus du conflit du Darfour acquerront certainement une valeur juridique. » Ce qui pourrait constituer un précédent notable.
« L’expression graphique des enfants semble nous déranger »
Les difficultés rencontrées par Zérane S. Girardeau se sont poursuivies à chaque étape. « Dans mes recherches d’institutions prêtes à consacrer 500 m2 à l’exposition, et de mécènes disposés à le financer, combien de fois ai-je lu : "Votre projet est touchant, mais…" ? Je crois avoir développé une allergie au mot "touchant" quand on parle de violences de masse concernant des enfants qui en ont été les victimes, les témoins, quelquefois les acteurs. »
Derrière les réponses lénifiantes, qu’un simple regard porté sur ces dessins rend inaudibles, se cache une véritable peur : « L’expression graphique des enfants semble nous déranger. D’abord parce qu’elle n’en finit pas de représenter toutes ces atteintes faites aux corps. L’inhumain au cœur de l’humain livré par des enfants nous déséquilibre. Nous sommes censés accompagner et protéger l’enfance, mais où sont nos révoltes devant tant d’humanités blessées ? » (...)
« Caisse de résonance »
Parmi les spécialistes qui ont accompagné le projet sur le long terme, Manon Pignot occupe une place singulière. Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Picardie, elle a fait ses premières recherches sur la presse pour enfants pendant la Grande guerre. « J’étais un peu frustrée, se souvient-elle, de ne pas avoir retrouvé les archives du courrier des lecteurs. Il manquait leur point de vue. » Sa thèse porte sur les dessins réalisés durant la même période, notamment autour du fonds conservé au Musée du Vieux Montmartre, avec l’idée de se placer, autant que possible, « à hauteur d’enfant ». (...)