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De la prise d’otages
Lire aussi Renaud Lambert, « Duplicité économique du Front national », Le Monde diplomatique, mai 2017.
Article mis en ligne le 3 mai 2017

il y a de quoi rire longtemps au spectacle de choix qui nous est offert – sous la condition tout de même d’avoir le cœur bien accroché, car en réalité ça n’est vraiment pas drôle. Dans le concert pour cymbales et sanibroyeurs qui tympanise le pays entier, il n’est, à quelques exceptions près, pas un instrumentiste qui n’ait une part de responsabilité, politique ou idéologique, dans la situation présente – contre laquelle il jure ses grands dieux être prêt à faire barrage de son corps (si seulement…).

La consolidation du face-à-face entre le néolibéralisme et son repoussoir fonctionnel d’une part, la détestation ouverte de la différence de gauche seule capable de briser cette splendide harmonie d’autre part, sont les deux propriétés caractéristiques de cet ensemble symphonique qui orchestre à intervalles réguliers la reconduction du même par exhibition de la différence monstrueuse – après avoir mis, entre temps, son énergie entière à empêcher tout surgissement de l’autre différence.

La morale des incendiaires

On n’en finirait pas de dresser la liste des éditorialistes, des experts, des économistes à gages, des intellectuels de service, des roitelets de matinales qui, pénétrés du sentiment de leur liberté, récitent à l’année le catéchisme de l’époque – « Mais enfin vous n’envisagez tout de même pas du protectionnisme ? Mais les entrepreneurs partiront ! Mais ce sont les entreprises qui créent l’emploi ! Mais sortir de l’Europe c’est la guerre ! Mais les charges détruisent la compétitivité ! » – pour découvrir un matin, stupides et interdits, les effets réels des politiques dont ils sont les desservants. Et surtout qu’une partie croissante de la population est prête à n’importe quelle solution, fut-ce la pire, pour donner une expression à sa rage.

Ça tombe bien, on lui en propose une, toujours la même, bien faite pour être inacceptable, d’où résulte invariablement que, certes, « on a entendu la souffrance », « qu’on va enquêter sur la France de la colère », « qu’il faut une Europe plus sociale », mais que pour l’instant on va quand même repartir pour un tour – le monde est bien fait. (...)

Et c’est assurément de cela que l’homme qui rit de tout se tiendrait les côtes : que ceux qui ont si continûment œuvré à installer ce monde ignoble, à en chanter la supériorité et, partant, à en armer deux fois le légitime dégoût, que ce soient ceux-là qui viennent l’index tremblant et la morale en bandoulière mettre en demeure les électeurs de ne pas accomplir tout à fait les conséquences de ce qu’eux-mêmes ont préparé, sauf à ce que les malheureux en portent l’entière responsabilité. C’est que dans cette morale particulière de l’incendie, la responsabilité va exclusivement aux brûlés et jamais aux incendiaires.

Et comme le tableau doit être complet, que pas un détail dans l’obscénité ne doit manquer, voilà que ces derniers nous appellent à faire barrage aux effets en nous enjoignant de voter pour les causes – insultant au passage ceux à qui il reste un peu de logique, et qu’on reconnaît précisément à ce fait qu’avant d’en arriver là, eux avaient entrepris de s’en prendre aux causes. On pourra dire ce qu’on veut du candidat Mélenchon, mais on aura du mal à éviter de voir que pour la première fois il a ramené du vote populaire vers la gauche, et contesté efficacement le vote « jeunes » au FN. C’est donc à cette performance, première du genre depuis vingt ans, que le pharisaïsme de l’antifascisme, dont tout ce qu’il soutient par ailleurs en fait l’auxiliaire objectif de la fascisation du pays, vient faire procès « d’absence de consignes » ou « d’insuffisante netteté » – mais l’antifascisme en mots se reconnaît précisément à ce qu’il n’a rien tant en horreur que l’antifascisme en actes. Il y a comme ça des arrière-pensées qui peuvent difficilement se dire : « le FN, c’est horrible, mais quand même, c’est épatant ». (...)

une fois rappelée l’évidence, toujours bonne à redire, qu’en aucun cas les deux candidats ne pourraient être mis en équivalence, il reste à tout prendre deux arguments rationnels en balance — car il y a une situation politique autour de cette inéquivalence, qui justifie que la discussion ne s’arrête pas aussitôt.

Le premier argument part de la question stratégique qui demande dans quel état du monde les luttes sociales à venir trouvent leurs meilleures conditions. Au moins, de ce point de vue, c’est vite tranché. D’un côté le FN est comme un iceberg de déjections dont on aurait vaguement blanchi la seule partie émergée. Parmi ceux à gauche qui se posent sérieusement la question du second tour – sérieusement s’entendant : autrement que sur le mode de l’injonction hystérique mêlée d’hypocrisie –, il n’en est pas un qui ne sous-estime la dangerosité de la chose, ni ce qu’il en coûtera aux plus exposés, dans les quartiers – à eux-mêmes également qui auront, dans la rue, à en affronter concrètement le risque : policier et judiciaire (quand ils « résistent », BHL pétitionne depuis Saint-Germain et Quatremer tweete des selfies dans une péniche).

D’un côté, donc, le FN, de l’autre Macron, qui est comme le candidat optimal pour la phase finale de la décomposition, dont il ne faut alors pas méconnaître les bonnes propriétés stratégiques objectives. C’est sans doute un propre des situations de grande crise que la nécessité historique trouve toujours les agents individuels qui lui conviennent pour s’accomplir. Ici particulièrement. Car Macron s’annonce comme l’accélérateur de tous les processus. Fabriqué par l’oligarchie comme réponse à la crise, il est le meilleur agent de l’approfondissement de la crise. (...)

La prise du pouvoir en direct par le capital, sans plus aucun effort de médiation, son programme outrancièrement de classe, l’inféodation des médias sous contrôle des puissances d’argent : tous les masques vont tomber. Même la crise civilisationnelle, dont le corps social est profondément travaillé mais sans en avoir l’idée claire, va apparaître en pleine lumière, devenir comme une évidence (...)

L’écœurement général, au milieu d’un irrépressible sentiment de grotesque, va connaître de foudroyants progrès. Et avec lui, comme toujours dans les périodes de crise, la conscience politique.

On peut donc au moins accorder à Macron son slogan : pour sûr, on est en marche ! Et même à grands pas. Tout promet d’aller beaucoup plus loin et beaucoup plus vite. Au sein de cette mauvaise nouvelle – car certaines catégories sociales vont salement ramasser –, il y en a donc une bonne : la grande accélération politique arrive. Nous entrons dans une période de hautes énergies, et les vrais points critiques se rapprochent à grande vitesse. C’est bien.

Et puis il faut aussi considérer ceci : Macron, c’est le naufrage définitif de la presse ancillaire. Libé, L’Obs, L’Express, au minimum : morts. Cinq ans dans les carrioles de la modernité start-up, du monde ouvert contre le repli, et de l’agilité pour tous, c’est plus que ces rafiots déjà à l’état d’épaves n’en pourront supporter. Le Monde en première ligne, comme le navire-amiral du macronisme. BFM plus odieuse que jamais. Avec la connexion pouvoir-oligarques-médias jetée en pleine lumière, et l’intégration organique des trois composantes du système devenant monstrueusement visible, c’est le rejet général qui va croître.

Toutes ces excellentes perspectives médiatiques font assurément partie de l’équation stratégique d’ensemble – nonobstant les glapissements de la corporation, scandalisée de voir son trépas inclus dans les motifs d’espérance, et qui proteste qu’avec elle c’est la démocratie qu’on assassine. Mais c’est là un sophisme pour cruchons du système. (...)

voter répétitivement sous le régime de la prise d’otages commence à devenir un problème, auquel se plier n’offre aucune autre perspective que son éternelle reconduction. (...)

Il faut alors avoir le goût du paradoxe hasardeux pour imaginer déjouer la prise d’otages en y collaborant, et en fait la passion de la servitude pour se proposer ainsi de lui donner son emprise maximale – en assurant n’importe quel forcené libéral de passer dans un fauteuil, du moment qu’on aura réussi à lui mettre une Le Pen en face. Si la chose était réalisable – mais on sait bien qu’elle ne l’est pas puisqu’elle échappe à tout contrôle –, il faudrait plutôt souhaiter l’exact inverse : que Macron passe mais avec la plus décevante des marges – par le seul effet de l’abstention bien sûr et, pour Le Pen, à nombre de voix constant, si possible même en baisse. Si ce résultat « idéal » est en pratique une fiction, au moins exprime-t-il un idéal stratégique : desserrer la capture électorale. (...)

Au vrai, l’usure du procédé est déjà constatable, ne serait-ce qu’au vu des sondages de second tour. Mais pas seulement : un historien se pose à lui-même la grave question de savoir « pourquoi la rue est amorphe ? » (6). Mais c’est vrai ça : pourquoi n’y a-t-il pas un million de personnes dans la rue cette fois-ci ? Et l’historien d’envisager les explications les plus académiques, sauf une qui pas un instant ne lui traverse l’esprit : il se pourrait que, depuis le temps, une bonne partie de la population commence à en avoir soupé de sa condition d’otage électoral et renâcle à ce qu’on lui demande, en plus de voter comme il faut, de la célébrer selon les rituels appropriés. (...)

Ceux qui ont décidé de ne pas se rendre sans autre forme de procès à l’injonction des fulminants n’ont donc aucune raison de se laisser culpabiliser – et, s’ils choisissent de s’abstenir, certainement pas celle, tout à fait sophistique, de « laisser les autres faire le sale boulot » (voir annexe). Aucune faute, ni politique ni encore moins morale, ne peut leur être imputée d’hésiter, de résister comme ils peuvent à ce nouveau spasme fusionnel dont le pays fait maintenant répétitivement l’expérience, et de chercher leurs voies hors d’un chantage politique qui a atteint le stade organisé. C’est donc peu dire au total que tout légitime leurs interrogations. (...)

Il est en tout cas politiquement honteux que ceux qui ont contribué de toutes leurs forces à structurer un choix de second tour aussi calamiteux se défaussent du résultat, s’il tournait mal, sur ceux qui auront été jetés dans cette situation désastreuse. Les vrais responsables, quoi qu’il arrive, ce seront les architectes du choix à une case, ceux-là mêmes qui après le 21 avril 2002 avaient prononcé de solennels « plus jamais ça », mais se sont parfaitement accommodés, quand ils n’y ont pas activement œuvré, de voir s’installer le chantage originaire en routine, c’est-à-dire comme l’hypothèse avantageuse de toute stratégie électorale future.

Au tribunal de l’histoire, ce ne sont pas les abstentionnistes qui comparaîtront : ce seront tous ceux qui, en position de peser sur le cours des choses, ont délibérément agencé le paysage des différences pour n’y admettre que l’innommable fonctionnel du FN, ceux à qui a été répétitivement expliqué, exhibé, démontré la causalité irréfragable, confirmée dans bien d’autres pays, entre politiques néolibérales, délabrement social et pathologies politiques, et qui n’auront rien voulu entendre. Et puis aussi les directeurs éditoriaux du Point, de L’Express ou de Marianne, dont les innombrables couvertures islamophobes déguisées (ou même pas) en combat pour la laïcité, se seront fait un devoir d’exciter la pulsion raciste dans tout le pays, assistés de leurs intellectuels répandus. Tous auront pris plus que leur part dans la fonctionnalité globale du dispositif : amener le FN à son niveau optimal, celui qui lui fait passer le premier tour, mais censément lui interdit de franchir le second – sauf si…

Sauf si l’électorat, condamné à l’archi-passivité, décide un matin de recouvrer brutalement sa capacité d’agir, mais alors dans des conditions où l’on est par construction certain qu’elle se manifestera pour le pire – puisque la seule alternative aménagée est celle du pire. (...)

Admirables « élites » qui, s’efforçant de pousser le bouchon toujours plus loin, jouent à la roulette russe mais avec la tempe des autres.

Pendant ce temps, à stade égal de désespérance, abstentionnistes et malgré-nous du macronisme se sautent mutuellement à la gorge, sans jamais songer (enfin surtout les seconds) à se tourner vers ceux qui, au dessus d’eux, ont aménagé le terrain de leur empoignade, pour ensuite jeter tout ce qu’il faut d’huile sur le feu — exactement comme les pauvres s’en prennent aux encore-plus-pauvres, ce conflit engendré du néolibéralisme qui fait la joie du Front National. (...)