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Dans les smartphones des collégiens
Article mis en ligne le 8 septembre 2020
dernière modification le 7 septembre 2020

Vaulx-en-Velin- Scènes de torture, débats enflammés sur le blasphème, obsession pour la répression de la minorité ouïghoure en Chine : en passant presque trois mois avec des collégiens français, je ne pensais pas découvrir de telles choses dans leurs smartphones sur leurs pratiques informationnelles. Et être si loin d’eux.

Avec ma consoeur du journal Le Monde, Delphine Roucaute, nous avons effectué cette année “une résidence” au sein du collège Henri Barbusse de Vaulx-en-Velin, une zone d’éducation prioritaire près de Lyon, dans le sud-est de la France. Deux heures par semaine, soit 118 heures de rencontres et ateliers avec quelque 275 élèves, surtout des jeunes âgés de 14-15 ans.

Pour l’association d’éducation aux médias Entre les lignes dont Delphine et moi faisons partie avec 200 journalistes bénévoles de l’AFP et du Groupe Le Monde, c’était l’occasion de monter un laboratoire d’Éducation aux médias et à l’information (EMI), sorte d’observatoire visant aussi à ajuster et améliorer nos contenus pédagogiques.

Début décembre : première rencontre avec les classes. Qu’ont-ils retenu de l’information ces derniers jours ? Ils sont vagues. Ils évoquent la réforme du lycée en France, l’impunité de certains responsables politiques, des faits divers à Vaulx-en-Velin. La plupart estiment que leur ville est caricaturée par les médias.

Une élève, à contre-courant, me marque. “Il n’y a pas de choses positives dans ma ville. Elle n’est pas réputée. On a eu les premières émeutes de banlieue (en octobre 1990, ndlr). Et ici pendant les fêtes, le 14 Juillet, pendant les Coupes du monde, il se passe des trucs de fou”, lance Hind, jeune fille aux gestes amples et aux longs cheveux noirs. Les voitures brûlées et rodéos, font régulièrement la Une des journaux locaux. Ilies, un autre collégien, proteste, égrène toutes les choses positives qu’il vit dans sa ville où le tissus associatif est très dense.

Mais ce dont les collégiens parlent le plus, ce sont des vidéos qu’ils reçoivent sur leurs téléphones : un père qui bat son fils parce qu’il ne sait pas marcher, une femme voilée tabassée par un policier... (...)

Nous n’avons jamais entendu parler de ces vidéos. S’agit-il de montages ? D’images diffusées hors contexte ? Quelle est leur source, leur date ? Qui les a diffusées et pourquoi ? (...)

Nous menons l’enquête pour la séance suivante. Ces images circulent abondamment sur leurs comptes Snapchat, mais elles n’étaient pas arrivées jusqu’à nous. Ce qui nous marque d’emblée : les élèves ont le sentiment d’être informés par ces flux. En réalité, ils sont terriblement passifs, comme nous l’étions nous-mêmes à leur âge devant la télé.

Nous tombons des nues face à la déferlante de violence diffusée dans leur poche, sans filtre. Un jour Kenza lève le doigt. Elle confie avoir assisté à une scène de torture, un soir, seule dans sa chambre. L’enregistrement a été diffusé sur Snapchat. Une vidéo qu’elle n’a pas cherchée, apparue sur son appli en faisant défiler les contenus, sans aucune mention du contexte. Elle ne savait pas ce qu’elle allait voir. (...)

Cet enregistrement, j’en ai fait état dans un article pour l’AFP. La police avait appelé les internautes à ne plus le partager. Il montre un homme de 28 ans, en pleine séance de torture, à la Croix-Rousse à Lyon en 2019.

Une fois la vidéo postée, les pompiers ont été appelés à la rescousse. Trop tard : la victime était morte, pieds et poings liés.

Je m’étais interdit de regarder cette vidéo qui n’aurait rien apporté à ma dépêche à part de sordides détails. Kenza a 14 ans et l’a vue. Cette jeune femme, incroyablement curieuse et alerte, n’en avait parlé à personne jusque-là, mais assure que ça ne l’a pas empêchée de dormir. A-t-elle enfoui le traumatisme ? Est-ce parce qu’elle a l’habitude ? (...)