Qu’est-ce que la domination adulte ? Comment les inégalités entre adultes et enfants structurent-elles notre société ? Et quelles en sont les conséquences ? Éléments de réponse avec Sébastien Charbonnier, auteur de « La Fabrique de l’enfance ».
Les chiffres demeurent alarmants : en France, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année, un enfant est victime de viol ou d’agression sexuelle toutes les trois minutes, et un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups d’un parent.
Ces dernières années, des chercheurs et chercheuses, ainsi que des militants et militantes
pour les droits des enfants, essayent de faire entendre leurs voix pour alerter et rappeler que les mineurs sont la catégorie sociale la plus stigmatisée, réduite au silence et violentée. Le Collectif enfantiste, un mouvement citoyen pour les droits des enfants créé en 2022, s’est d’ailleurs mobilisé le 15 novembre dernier, en amont de la Journée internationale des droits de l’enfant (le 20 novembre).
Le terme de « domination adulte » se fraie tant bien que mal un chemin, porté par les childhood studies des pays anglo-saxons, où cette question a été davantage pensée. Mais comment définir cette domination adulte ? De quoi relève-t-elle et comment se manifeste-t-elle ? Que signifient des mots comme adultisme, enfantisme ou misopédie ?
Entretien avec Sébastien Charbonnier, philosophe de l’éducation, enseignant-chercheur à l’université de Lille, auteur d’Aimer s’apprend aussi (Vrin, 2019) et Pouvoir et puissance (Vrin, 2025). Il vient de publier cet automne La Fabrique de l’enfance. Anthropologie de la comédie adulte (éditions Lundimatin), questionnant le statut de mineur et ses conséquences, et mettant en exergue notre manière de traiter les enfants et l’ordre établi. (...)
La majorité et la minorité sont des statuts politiquement construits, ce qui vient priver les mineurs de beaucoup de libertés civiles fondamentales. D’ailleurs, historiquement, la majorité a toujours fluctué, 25, 21 ou 18 ans, et à chaque fois, ce sont les adultes qui décident de quand un enfant ne serait plus un enfant, et de lever un certain nombre de privations de liberté pour une partie de l’humanité. Les sciences humaines se doivent de réfléchir à cet arbitraire.
Beaucoup vont rétorquer que, au vu de ses « capacités », un enfant ne pourrait pas avoir et appliquer les mêmes droits qu’un adulte…
Cet argument repose sur une stratégie qui, normalement, est nulle et non avenue en réflexion politique, qui consiste à légitimer ou justifier une décision politique, donc normative (dans le sens de « ce qui doit être »), sur une base biologique ou naturelle (« ce qui est »). Or, en philosophie on ne peut pas faire d’une description de la nature ou de la biologie une prescription politique, c’est vraiment la pire arnaque.
On sait que toutes les dominations ont procédé avec cette fumisterie argumentative, par exemple en associant les personnes noires à des animaux, ou en s’appuyant sur la gestation pour dire qu’il est normal que ce soient seulement les femmes qui élèvent les enfants.
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C’est une position de dominant, ici l’adulte, qui se croit indépendant et invulnérable et qui s’imagine des catégories « faibles » de population, ici les enfants. Mais on nous avait déjà fait le coup avec les ouvriers, ces analphabètes alcooliques incapables de gérer leur argent, ou les femmes, qui auraient besoin d’un homme pour les protéger. C’est donc une rhétorique qui vient légitimer le fait qu’il y a (besoin d’) un dominant, qui s’arroge une place d’indispensable alors qu’il est le problème.
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La domination par l’ancienneté donne à voir un ordre de préservation massive par les dominants, la seule voie de sortie possible des dominés étant d’imiter les dominants. L’adulte se présente en modèle à imiter. On dit « vous serez prêts quand vous serez comme nous ». Il y a donc ici un gros problème avec l’altérité. C’est une structure très efficace pour conserver l’ordre d’un monde. Ce schéma de développement se voit aussi dans le colonialisme.
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La misopédie sert à désigner le phénomène dans ce qu’il a de systémique. Et comme pour la misogynie, on se heurte très vite à des réactions psychologisantes ou individualisantes. On va parler de société misopède, avec une forme de haine collective vis-à-vis des enfants. Par exemple, c’est le fait de ne pas du tout considérer la question du consentement.
Les adultes outrepassent quotidiennement le « non » d’un enfant, il est beaucoup plus ignoré, réduit au silence, que le « non » d’un autre être humain. Comment trouver sa place dans la société quand on a ignoré vos paroles de vos 3 ans à vos 18 ans en gros ? Toute votre vie est marquée de ce sceau.
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la France, par rapport à d’autres pays, est considérée comme très en retard sur ces questions, notamment concernant l’institution familiale, avec un familialisme qui associe encore beaucoup l’enfant à une propriété de ses parents, qui vient globalement du droit romain.
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Le but d’un réseau social étant de faire du profit, il n’y a aucun problème à instrumentaliser les vies, et si certains adultes trouvent des techniques qui marchent spécifiquement bien avec les mineurs, alors ils y vont.
Ils savent que leur manière de rendre addicts, voire d’inciter au suicide les adolescents, est extrêmement dangereuse, mais ils s’en fichent complètement. Les réseaux sociaux voient les mineurs comme des vaches à lait et sont des machines à épuiser les possibilités du consentement. Il faut évidemment lutter collectivement contre ces institutions délétères, mais ce serait mieux avec les principaux intéressés, à savoir les enfants et les adolescents.