
L’annonce de la fermeture de plusieurs lycées à Paris mais également les images calamiteuses de l’état du bâti, dont la région est chargée, posent la question du bilan de la collectivité Île-de-France en matière scolaire. C’est l’heure des comptes pour Valérie Pécresse, elle qui n’a cessé de charger ses prédécesseurs de tous les maux.
Certains symboles en disent long. Inauguré il y a six ans, le lycée Angela-Davis à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) n’a toujours pas officiellement de nom pour la région Île-de-France, qui tarde à afficher l’établissement scolaire sous le patronyme de la célèbre militante pour les droits des femmes et des hommes noirs américains. À l’entrée, les lettres du mot « Accueil » ont été bricolées par un agent du lycée, et rien n’indique l’emplacement de ce « bateau fantôme », selon la formule d’un enseignant, sur les panneaux de signalisation dans les rues de la ville.
Et derrière le bel « écrin » salué à son ouverture par la présidente de région Valérie Pécresse, des toilettes sans cesse bouchées car mal conçues, un amphithéâtre sans son ni image, un lave-vaisselle de cantine en carafe, et des élèves qui mangent dans des assiettes en carton. Un exemple parmi d’autres. Depuis que les images de l’état dégradé du lycée Voillaume, à Aulnay-Sous-Bois, ont circulé dans les médias, la colère enfle dans plusieurs lycées d’Île-de-France contre la Région sur l’état du bâti scolaire. (...)
Au lycée Pissarro de Pontoise (Val-d’Oise), les enseignant·es étaient en grève jeudi 5 janvier pour dénoncer les pannes de courant à répétition, une informatique défaillante, la difficulté à acheter des fournitures. Ceux et celles du lycée de Torcy (Seine-et-Marne) usaient de leur droit de retrait mercredi 11 janvier et jeudi 12 à la suite de la chute de plafonds pourtant neufs dans leur lycée en rénovation. Toutes et tous dénoncent aussi des fuites d’eau et des coupures de courant.
Au lycée Robert-Doisneau de Corbeil-Essonnes (Essonne), les élèves ne mangent plus à la cantine depuis début janvier, faute de personnel.
Quel budget, pour quel effort ?
« Six milliards d’euros sur la table » : la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, convoquée par le ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, le 13 décembre pour une visite du lycée Voillaume – dont l’état a alors été qualifié d’« intolérable » par le ministre –, a souligné l’effort de la collectivité.
La Région gère 469 lycées publics, qui accueillent près de 20 % des lycéens français, et un immense patrimoine immobilier de 6,5 millions de mètres carrés. Valérie Pécresse, en poste depuis 2015, a listé « cinquante chantiers » en cours.
Elle a bel et bien adopté un plan d’investissement sur dix ans, doté de 6,6 milliards d’euros, pour rénover l’existant et construire de nouveaux établissements. Mais la présidente du groupe écologiste à la région Île-de-France, Ghislaine Senée, considère qu’une part seulement des dépenses ont été engagées, avec moins de 50 lycées réellement rénovés sur les 130 très vétustes du territoire.
« Il y a un réel décalage entre les crédits promis et les paiements réellement engagés », souligne l’élue d’opposition, qui s’appuie sur un rapport assez cinglant rendu par la chambre régionale de la Cour des comptes en octobre 2021. (...)
Lors de la visite express au lycée Voillaume, la patronne de l’Île-de-France a vertement critiqué la gauche, à la tête de la région de 1998 à 2015. (...)
Pour Charles Affaticati, secrétaire du syndicat CGT des personnels de la région Île-de-France, Valérie Pécresse aurait cependant longtemps « nié l’étendue des dégâts », se réfugiant derrière « des diagnostics d’objectivation » de chaque établissement qui ont pris des années, et fait l’objet de batailles parfois homériques entre les chefs d’établissement (sous l’autorité de l’Éducation nationale) et les services de la Région.
L’attribution des dotations de la Région à chacun des établissements franciliens (la DGFL : dotation globale de fonctionnement des lycées) a remis une pièce dans le débat budgétaire, fin 2022. Plusieurs élu·es communistes et écologistes, mais également des syndicats de gestionnaires et de chefs d’établissement, ont dénoncé une division par deux de la dotation annuelle pour la majorité des lycées. De quoi effacer la hausse globale des dotations de 2,2 %, adoptée en raison de l’inflation. (...)
La maintenance, non maintenue ?
C’est aussi le manque de travaux de maintenance qui alarme de nombreux témoins, malgré la mise en place en 2016 d’un « plan prévisionnel de maintenance » doté de un milliard d’euros. Yannick Biliec, professeur en lycée professionnel, secrétaire départemental de la CGT Éducation dans l’Essonne, se lance dans un inventaire à la Prévert pour tenter de donner une idée de la vétusté du bâti (...)
Un gestionnaire décrit la situation tout aussi chaotique de son établissement dans l’Essonne, qu’il qualifie de « Pailleron », en référence à l’incendie du collège modulaire et métallique Pailleron, à Paris, en 1973, qui avait provoqué plusieurs morts : des dysfonctionnements électriques relevés il y a trois ans, toujours non résolus, une isolation « zéro » et une chaudière en panne « depuis la nuit des temps » ; des ordinateurs qui ne fonctionnent pas, des bornes wifi non sécurisées et piratées par les élèves. « Les distributeurs de serviettes hygiéniques c’est super, c’est porté par Valérie Pécresse personnellement, donc ça avance. Mais le reste… », grommelle ce gestionnaire. (...)
À Aulnay-sous-Bois, après le passage du ministre de l’éducation nationale, Valérie Pécresse sur ses talons, les toilettes du lycée Voillaume ont été repeintes, il y a désormais du savon et des distributeurs de papier, les plafonds du gymnase refaits et le chauffage rétabli au CDI. « C’est une chose de le réparer mais s’il manque du personnel pour entretenir le lycée, dans six mois les toilettes seront sales car la tuyauterie n’a pas été changée, et s’il n’y a pas d’entretien…, pointe un enseignant. Ce n’est pas seulement du matériel, ça participe à un climat scolaire serein d’étudier dans un lycée correctement entretenu. »
Le lycée polyvalent Pierre-Gilles-de-Gennes, énorme paquebot parisien, ne souffre pas, lui, de réel problème de vétusté. Les laboratoires ont ainsi été rénovés il y a cinq ans : « la Région était au rendez-vous », confirme un enseignant.
Mais ce dernier soulève « l’absence totale de culture de la maintenance », notamment autour des machines de mesure utilisées en lycée professionnel (...)
Trop loin, trop proche ?
La Région semble avoir choisi d’opérer un double mouvement : à la fois une reprise en main et une centralisation de la gestion des travaux, qui pourraient priver les établissements de leur marge d’autonomie, mais aussi une délégation desdits travaux, via l’opérateur public Île-de-France Construction durable.
Ghislaine Senée, membre du conseil d’administration de cet opérateur, rapporte les inquiétudes sur la capacité de l’organisme à encaisser la charge : « Ils savent qu’ils sont complètement hors clous, l’organisme subit le rythme imposé des travaux. » (...)
« Les techniciens, on les voit rarement ; l’ingénieur région, pas vu depuis deux ans, je ne sais même pas qui c’est. »
« Chaque établissement fait l’objet, deux fois par an, d’un audit bâtimentaire approfondi », conteste la collectivité Île-de-France, pour qui « il est donc faux de penser » que les établissements « ne voient pas la Région ». (...)
la bataille des chiffres fait rage autour du nombre de personnes physiquement présentes dans les lycées. La Région parle de 2 % d’absence en permanence, un taux qu’elle qualifie de « sans doute le plus bas de France ». La CGT y voit « une vaste blague » et insiste sur le vieillissement et le mauvais état de santé des agent·es, prenant appui sur le bilan social de 2019, qui évoque 10,9 % d’absentéisme global pour les personnels des lycées.
Et sur le terrain, ça coince. « Il y a une petite dizaine d’agents dans mon lycée, mais ils sont souvent malades et ne sont jamais remplacés, il n’y a pas de médecine du travail dédiée, c’est scandaleux », estime un gestionnaire parisien interrogé. Persisterait également un véritable « problème d’attractivité des salaires », pour Charles Affaticati : « On est juste au-dessus du smic » en région parisienne dans des secteurs en tension, notamment dans la restauration. (...)
la question du personnel n’est pas non plus étrangère à la capacité de la Région à mener les travaux qu’elle planifie, à assurer la maintenance de ses établissements et à payer en temps et en heure ses factures.
« Le service public des lycées, en constante réorganisation, est éreinté et ses agents aussi, y compris les cadres », considère Yannick Biliec. « Nous constatons de gros départs de la division lycée, confirme Carine Pelegrin, conseillère régionale écologiste, également cheffe d’établissement en collège. Il n’y pas assez de personnes pour faire ce travail, ce qui génère du retard, des factures qui s’alourdissent. » (...)
Quand les grands avalent les petits, à Paris aussi
Les critiques portent aussi sur un sujet très sensible : la fermeture de lycées parisiens. En novembre, Valérie Pécresse a confirmé, après une fuite dans la presse et des rumeurs à tout-va, la fermeture de sept établissement de la capitale à la rentrée 2023, et d’un autre en 2024. Les élèves seront transférés ailleurs. Plusieurs lycées professionnels dont concernés.
Une rationalisation de la carte scolaire parisienne, menée de concert avec l’Éducation nationale, au nom d’une « démographie scolaire » en baisse et du « mauvais état » des bâtiments. (...)
Depuis, c’est la bronca. « Je ne pense pas que dans les beaux quartiers de Paris, on aurait fermé des lycées sans concertation », juge Anne-Claire Boux, adjointe à la maire de Paris, prête « à dormir dans les lycées s’il le faut pour empêcher leur fermeture ». « Les arguments sont complètement bidon : à quel moment c’est devenu un problème dans ce pays de n’avoir que 25 élèves par classe ? »
Dans le lot, deux établissements atypiques, le lycée Brassaï, qui accueille une formation professionnelle en photographie, et le lycée Brassens, spécialisé dans les doubles cursus, scolaires et artistiques. Deux petites structures de moins de trois cents élèves, à la pédagogie reconnue, installés dans des bâtiments refaits à neuf ces dernières années – le premier accueillant nombre d’élèves porteurs de handicap. (...)
« Pour moi, ça ressemble à ce qu’on a fait des hôpitaux parisiens ces vingt dernières années. Tous les petits ont été fermés au bénéfice de grosses structures hospitalières. On rationalise pour créer de grandes boutiques impersonnelles », se désole Véronique, mère d’élève « transféré ». (...)
Pour le cégétiste Yannick Biliec, cela ne fait aucune doute, « l’idée est de fermer pour récupérer du bâti, et tant pis pour les élèves de la voie pro qui devront traverser tout Paris pour suivre leur formation ». « On a déjà vu ça dans les Yvelines, dans l’Essonne ; c’est au tour de Paris », insiste-t-il.
Une tendance confirmée par Olivier Guyon, secrétaire académique du Snuep-FSU de l’académie de Versailles : « Quand des bassins sont en tension démographique, quand on veut déplacer quelque chose, c’est la voie professionnelle qui sert de variable d’ajustement, puisque les élèves ne sont pas sectorisés. »
Ajouté en fin de parcours à la liste, le lycée Rabelais, seul établissement général du jeune et populaire XVIIIe arrondissement de Paris, est lui aussi promis à une fermeture totale, contrairement aux engagements pris jusqu’ici par la Région et le rectorat. L’annonce est intervenue après d’incessants déménagements et une installation dans une construction provisoire mais neuve, en bordure de périphérique, financée par la Région.
Là aussi, la détresse de l’équipe est immense. (...)
Soutenir le privé, au détriment du public ?
La fermeture de certains lycées parisiens amplifie la crainte d’une fuite encore plus massive des familles vers le privé, en fort accroissement dans la capitale dans certaines filières (et notamment artistiques). Et cette inquiétude est renforcée par certains choix budgétaires de la région, critiqués vertement par la conseillère régionale communiste Céline Malaisé, sur Twitter, qui accuse Valérie Pécresse de privilégier le financement des lycées privés.
La cheffe de file des écologistes Ghislaine Senée dénonce également une baisse quasi continue des dotations pour les lycées publics, et une hausse notable de celles dédiées aux lycées privés : « Depuis 2016, c’est presque 77 millions d’euros qui sont détournés des lycées publics vers les lycées privés. » (...)