Dans le sillage de mai 1968, la médecine est traversée par un mouvement critique, à l’instar d’autres professions établies tels les magistrats ou les avocats
1.Des médecins initient de nouvelles formes d’intervention dans la société, plus horizontales et démocratiques, autour de sujets au centre du débat public, comme la défense du droit à l’avortement (...)
Tout un pan de ces mobilisations reste néanmoins encore mal connu : celui de l’approche critique qui se développe dans les années qui suivent 1968 au sujet de la santé ouvrière, et en particulier de la défense de cette dernière face aux atteintes liées au travail.
2.Les accidents du travail et les maladies d’origine professionnelle, ainsi que la mutilation, le handicap et la mort qui en résultent, sont alors perçus par certains médecins comme l’empreinte visible de la domination patronale sur des ouvriers contraints à « perdre leur vie à la gagner » (...)
De cette critique de la domination naît parmi ces médecins une interrogation sur les moyens de réinventer leur métier au-delà des attentes exprimées par le pouvoir politique et économique, et des hiérarchies léguées par la tradition médicale (...)
: « le champ de la médecine appartient à tout le monde », écrit ainsi Jean Carpentier, médecin généraliste et animateur de la revue Tankonalasanté qui, de janvier 1973 à l’été 1975, fait une large place aux maux du travail (...)
3.Si les réflexions médicales autour de la santé ouvrière ne sont pas nouvelles, l’une des spécificités de ce mouvement est qu’il est loin de se cantonner à la médecine du travail, spécialité instituée dans les années 1940 pour prendre en charge la juridiction des problèmes sanitaires du travail (...)
Dans un cadre de réflexion anti-institutionnel, inspiré à la fois de Foucault et de Sartre, l’entreprise de réinvention du métier de « médecin des ouvriers » – selon une expression consacrée dans les luttes sociales de l’époque –, passe par la remise en cause des frontières disciplinaires traditionnelles et la critique de la spécialisation médicale. Ce sont autant des médecins généralistes que des médecins du travail qui s’engagent dans les mobilisations autour de la santé ouvrière, deux segments de la profession dont la réforme des études médicales en 1958, dite réforme Debré, a accentué la position « conceptuellement et hiérarchiquement dévalorisée » (...)
4.L’objet de cet article est de revenir sur ces alliances entre médecins et ouvriers, d’en analyser les conditions de possibilité, les modalités et les effets. Si celles-ci ont un caractère marginal dans le champ médical, elles sont néanmoins repérables dans plusieurs conflits sociaux à partir desquels ont pu être identifiés des groupes d’agents, dont cet article propose une analyse des trajectoires d’engagement auprès des ouvriers. Initiées par des médecins syndiqués ou militants d’associations professionnelles critiques, voire d’organisations politiques d’extrême-gauche, ces interventions en terrain ouvrier sont marquées par une réflexivité sur la pratique médicale et sont indissociables d’une critique de l’organisation capitaliste du travail. Elles portent également une critique de la structuration du corps médical, remettant en cause l’existence de l’Ordre des médecins et, plus généralement, toutes les situations où l’autorité de la médecine est mise au service des pouvoirs (...)
Cet article s’appuie sur des matériaux divers accumulés depuis de nombreuses années de manière individuelle, puis dans le cadre d’un travail en commun depuis l’été 2009. (...)
Depuis 2009, de nouvelles archives et des entretiens supplémentaires ont complété ce corpus, dans le cadre d’une enquête menée en commun sur plusieurs conflits sociaux portant sur la santé au travail, notamment en Ardèche et dans la Drôme, auprès de médecins (spécialistes hospitaliers, généralistes, médecins du travail), d’anciens salariés et de militants syndicaux et politiques.
5L’attention médicale pour la santé ouvrière n’est pas nouvelle. (...)
7.La création d’une spécialité autonome de médecine du travail à partir des années 1930 puis son institutionnalisation par la loi en 1942 et 1946 est l’occasion de confronter diverses approches médicales de la santé ouvrière. (...)
Quelques années plus tard, en 1937, le jeune médecin Guy Hausser, militant de la CGT, insiste au contraire sur le fait que « les ouvriers doivent agir pour arracher leur droit à une vie saine » (...) et que le médecin du travail pourrait être leur auxiliaire dans ce combat (...)
8.Peu après la guerre, le premier titulaire d’une chaire universitaire de médecine du travail, Henri Desoille, insiste dans son discours inaugural sur le fait que « le médecin du travail a non seulement la possibilité, mais le devoir de vivre les conditions de travail de ceux dont il surveille la santé, de quitter par moments la blouse pour revêtir la cotte de l’ouvrier et se rendre compte par lui-même de ce qui vient meurtrir la chair de son semblable » (...)
À partir de la fin des années 1960, de nombreux médecins du travail commencent à exprimer leur insatisfaction d’être cantonnés à des visites médicales à la chaîne, conditionnées par la délivrance du certificat d’aptitude au travail (...)
9.Le mouvement de 1968 ébranle la médecine comme d’autres institutions. Le conservatisme de la profession est remis en cause dans le cadre de l’antipsychiatrie, de la lutte féministe pour le droit à l’avortement et à la contraception comme dans les revendications anti-hiérarchiques des étudiants en médecine, en particulier à Paris (...)
Parallèlement, la parole des ouvriers bénéficie d’une attention jusque-là inégalée de la part de catégories sociales plus favorisées, trouvant une expression dans des brochures, des mouvements politiques, des appels à des luttes communes ou encore l’établissement d’intellectuels en usine (...)
À partir de 1965, l’action est portée au niveau national et des initiatives semblables de coopération entre médecins et ouvriers ont lieu dans des établissements comme les usines Zanussi-Zoppas et les aciéries Mandelli.
10.En juin 1970 est créé le Secours rouge, organisation anti-répression proche de la Gauche prolétarienne dont le nom reprend celui du Secours rouge international lancé au début des années 1920 pour défendre les militants ouvriers (...)
La période est marquée par des réflexions sur la conception sartrienne de la responsabilité. Ce débat est particulièrement prégnant dans les professions dotées d’un statut d’indépendance comme la magistrature ou la médecine, où certains réfléchissent sur le bon usage de leur liberté et s’insurgent contre tous ceux qui prétendent être contraints de restreindre leur action. Sartre montre son engagement pour la défense de la santé ouvrière en acceptant de jouer le rôle de procureur lors du « tribunal populaire » organisé le 12 décembre 1970 par le Secours rouge, à la suite de la catastrophe minière de Fouquières-lès-Lens qui a provoqué la mort de seize mineurs en février (...)
Le jugement de ce « tribunal populaire » aboutit à la condamnation des dirigeants des houillères – innocentés lors du procès officiel qui se tiendra deux jours plus tard. (...)
11.La terminologie sartrienne se retrouve dans les déclarations d’un médecin du travail à L’Express en 1973 : « nous sommes des salauds car nous n’avons jamais rien dit des conditions odieuses que nous côtoyons tous les jours » (...)
En 1976, le journaliste Olivier Targowla publie un livre-enquête sur la médecine du travail, Les Médecins aux mains sales (...) dont le titre fait écho à la pièce de théâtre écrite en 1948 par Sartre. Le livre sème un trouble moral général au sein de la profession en décrivant une minorité de médecins ayant fait de l’indépendance un combat et qui révèleraient par contrecoup la « mauvaise foi » des confrères qui disent avoir les mains liées.
12.C’est dans ce contexte de lutte anti-institutionnelle et anti-hiérarchique, de socialisation du savoir et d’ancrage de la théorie dans des enquêtes empiriques détaillées, que se développent divers mouvements médicaux prônant un exercice alternatif de la profession pour mieux se mettre au service des ouvriers. (...)
13.Au Syndicat national professionnel des médecins du travail, fondé en 1949 et majoritaire, d’autres praticiens réfléchissent aux moyens de réinventer leur métier en allant au-delà de la réglementation, pour pouvoir enfin donner la priorité à leur mission de « prévenir toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail », prévue entre autres tâches par la loi de 1946.
14.Imprégnés d’une pensée foucaldienne du savoir- pouvoir, ces médecins militent pour une socialisation du savoir médical. (...)
17.Une enquête est finalement conduite en 1973 de manière bénévole par les médecins lyonnais du comité de soutien, auxquels s’adjoignent des biologistes de l’Institut Pasteur et des étudiants en médecine de l’université de Lyon. Elle se fonde sur les interrogatoires médicaux minutieux de 40 ouvriers et sur des prélèvements de sang et d’urine menés sur 27 d’entre eux, en vue de dépister l’intoxication à un stade précoce, avant l’apparition de signes cliniques. Les prélèvements sont envoyés à Paris et analysés par deux spécialistes, dont Robert Zittoun, qui concluent à l’intoxication saturnine de 12 des 27 ouvriers testés, alors même que ceux-ci ne présentent pas encore de signes cliniques.
18.Contrairement à ce qui se pratique à l’époque dans la médecine du travail standard, les résultats de l’enquête sont partagés avec les ouvriers. Cette socialisation du savoir est symbolisée par la réalisation d’une brochure en mars 1974, dans laquelle les médecins du « Comité de soutien aux travailleurs de Peñarroya » cherchent à expliquer, à partir de schémas et de métaphores qui pourraient avoir un écho dans l’univers cognitif des ouvriers (la chaîne de fabrication des globules rouges, le corps comme machine, etc.), le mécanisme de l’intoxication saturnine et l’importance d’un dépistage précoce. (...)
20.D’autres interventions de médecins en usine réitèrent ce partage du savoir sur la santé. (...)
54.Mais c’est le plus souvent hors du champ médical, dans les mobilisations de victimes de maladies et catastrophes professionnelles, que les enjeux de santé ouvrière trouvent des relais de mobilisation à partir des années 1980