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Médiapart
Covid : Jean Castex a présenté des « projections » trafiquées aux parlementaires
Article mis en ligne le 10 avril 2021

Dans la gestion de la crise sanitaire en France, il y a une rupture, qui remonte au 29 janvier. Ce jour-là, au conseil de défense réuni autour d’Emmanuel Macron, la décision est prise de ne pas suivre l’avis du conseil scientifique qui recommandait de reconfiner le pays et de fermer les écoles quatre semaines. « Nous pouvons encore nous donner une chance de l’éviter », déclare à la sortie le premier ministre, en assurant : « J’ai conduit, hier et avant-hier, des concertations avec les représentants des groupes parlementaires et politiques, des associations d’élus locaux et des partenaires sociaux. » (...)

En effet, Jean Castex a tenu un comité de liaison parlementaire le 28 janvier, en visioconférence, aux côtés du ministre de la santé. De nombreux parlementaires n’ont pas, pour autant, le souvenir d’avoir assisté à un exercice de concertation, plutôt à « une vaine et formelle consultation », comme l’ont dénoncé ce jour-là Valérie Rabault et Patrick Kanner, patrons des groupes socialistes de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans un courrier adressé au chef de gouvernement. Ils étaient encore loin du compte.

Le diaporama qui leur a été communiqué ce 28 janvier par Jean Castex, et que Mediapart s’est procuré, est non seulement farci d’imprécisions et d’erreurs, mais comporte aussi une falsification.

Le premier graphique, en page 2, présente prétendument « le nombre de nouveaux cas » de Covid par semaine, alors de 140 000 environ. Il donne en réalité les chiffres de l’incidence, autour de 200 cas pour 100 000 habitants. Par ailleurs, quasiment aucune infographie n’est sourcée, ce qui est pourtant une règle élémentaire dans la présentation de données scientifiques.
Surtout, le graphique qui prétend présenter des « projections » pour les semaines à venir a été manipulé. Fourni la veille par un épidémiologiste à Jean Castex, remis en mains propres à l’occasion d’un rendez-vous à Matignon en petit comité, ce graphique a été retitré et modifié de façon grossière, au point non seulement d’en altérer le sens, mais de laisser accroire un scénario « médian » qui n’existait pas à l’origine. 
Parce que ce graphique a été pris en photo et diffusé sur Twitter par quelques députés qui l’ont pris au sérieux, son auteur initial a vite été identifié. Sollicité par Mediapart pour échanger sur le fond et la validité de ces « projections », le professeur Renaud Piarroux, spécialiste des épidémies, membre de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique rattaché à l’Inserm, nous a fait part de sa surprise.
(...)

Le graphique présenté aux parlementaires, d’ailleurs, n’est pas facilement lisible. La ligne en pointillé n’est pas une courbe épidémiologique, mais un trait rectiligne très basique. On peut supposer qu’il correspond au scénario médian d’un variant anglais au taux de reproduction R de 1,4, soit 33 % plus transmissible que le variant historique. Seulement, les épidémiologistes ont toujours estimé que le variant britannique était plus transmissible de +50 à +70 %. On pourrait donc y voir une volonté d’atténuer l’impact du variant. (...)

« Je n’ai pas de problème avec le fait que mon travail soit utilisé, même sans en être averti, explique le professeur Piarroux. Mais que le sens même du graphique ait été modifié heurte ma déontologie de scientifique. »
Qui a scanné et modifié son graphique ? Avec quelles intentions ? Des services compétents, par exemple au sein de Santé publique France, ont-ils validé la nouvelle version ? Jean Castex, qui s’était fait expliquer le sens du document en face à face, peut-il ignorer la manipulation ? Sollicité par Mediapart, son cabinet n’a répondu à aucune de nos questions.
(...)

L’épidémiologiste et ancien directeur général de la Santé William Dab voient deux interprétations possibles : « Une intention politique de manipuler les parlementaires, ou une incompétence de conseillers qui ne savent pas faire la différence entre une prévision et une projection. Les deux explications ne sont pas excluantes. Je ne suis pas persuadé qu’il y ait dans les cabinets actuels des compétences capables de distinguer ces enjeux. L’important me semble t-il est que le 27 janvier, par Piarroux et le conseil scientifique, l’exécutif avait les éléments en main pour décider de freiner l’épidémie et qu’il a choisi l’homéopathie plutôt qu’un traitement d’efficacité démontrée ». (...)