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Coronavigation en air trouble (1/3)
Par Alain Damasio
Article mis en ligne le 30 avril 2020
dernière modification le 29 avril 2020

« Je ne suis ni philosophe ni sociologue. Pas plus un psy ou un savant. Encore moins un prophète, même si l’anticipation fait partie de mon travail. Je suis un écrivain de science-fiction. Donc par choix et par nécessité : un bâtard. Un hacker de pensées, d’imaginaires filants, de perceptions furtives et de sensations vibratoires... » Première partie des « coronavigations » d’Alain Damasio : ce que le coronavirus fait à nos corps, nos psychés, nos perceptions, nos libertés.

Comme beaucoup d’entre vous, j’imagine, j’ai énormément lu pendant ces trois semaines confinées. Des tribunes, des entretiens, des articles, venus de tous les penseurs qui peuplent nos biotopes culturels. J’y ai cherché le texte de génie qui réticulerait tout et livrerait ce miracle d’une lecture lumineuse de ce qui nous atteint. Le texte qui, au milieu du brouillard spéculatif intense qui monte des réseaux, ferait l’effet d’un blizzard qui nous ouvrirait soudain le paysage. À la place, j’ai lu la réfraction de l’événement sur des pensées déjà construites, sur des sensibilités déjà faites. J’y ai lu des projections de désirs sur la brume et même quelques espoirs, derrière les ombres portées.

Et c’est déjà beaucoup, et c’est déjà précieux.

Je ne vais pas ici faire mieux, c’est certain, ni même autre chose. (...)

Hier j’ai senti que mon attente même du génie capable de penser cette pandémie à ma place disait quelque chose d’essentiel : à savoir que face au choc, on aimerait être soulagé de penser. On aimerait tellement qu’on nous dise quoi faire, comment être, qui suivre. On attend le geste de magie et la solution miraculeuse. Pire : on l’attend parfois de ceux qui n’ont aucune vocation à la moindre sagesse. Ceux qui n’ont rien prévu ni senti mais dont le métier putride est de tirer profit du moindre choc pour consolider leur pouvoir : nos « décideurs ».

Alors bienvenue dans mes coronavigations à l’estime et à vue. Si vous entrevoyez un phare sur l’océan chaotique de ce qui va suivre, n’attendez pas qu’il vous éclaire. Tracez ! Et dites-vous que chacun de nous a un soleil posé sur l’équerre de ses épaules (...)

I. PETITE ÉTHOLOGIE DU COVID

La colère est une énergie trop belle pour qu’on la piège dans le ressentiment

Évacuons déjà la colère, en l’exprimant. Ça va être court. Parce que ce réflexe même de chercher des boucs émissaires et des coupables est naturel mais insuffisant. Parce que cristalliser notre rage sur eux est presque déjà un honneur qu’on leur fait. (...)

On doit la convertir en joie dure comme une lame, et tailler nos étoffes avec.

Alors allons-y, mode covide-ordure. De ce gouvernement, il n’y a rien à garder — sinon la dernière syllabe, qui est un verbe conjugué. Je voudrais faire une ultime faveur à ces crétins : juste les évaluer à l’aune de leurs propres critères, même pas des miens. (...)

On mesure ce qu’il en est de l’écoute du milieu médical depuis deux ans, qu’on a gazé à bout portant quand il a réclamé un budget, des moyens et des lits. On sait ce qu’il en a été de la réactivité face à la pandémie (...)

Enjeux de focalisation

À l’heure où j’écris, sur le plateau de la pandémie, dans le suspense morbide du « jusqu’où ça va durer ? », dans la scansion des 500 morts par jour et des cadavres empaquetés dans des sacs plastiques puis stockés dans des chambres froides à Rungis, tout relativisme, toute distanciation critique posée sur la tragédie en cours, passe pour une obscénité. Le randonneur qui marche deux heures seul en forêt reste un irresponsable. Celui qui vous parle à 90 cm est devenu un assassin. Les jeunes des cités qui jouent au foot la nuit postulent pour Walking Dead, saison 11. (...)

tous ces chiffres qu’on vous martèle à longueur de journée mériteraient, à tout le moins, une mise en perspective, des comparaisons, un minimum de recul.

Il ne s’agit pas de dire que le covid-19 n’est pas grave. Il ne s’agit pas de faire un concours de mortalité comparée en ricanant sur l’importance inaperçue des grippes saisonnières (13 000 morts sur la saison 2017-2018) ou en pointant, narquois, l’hyperfocalisation nécessaire des mortes par féminicide (126 en 2019) face aux morts invisibilisés des cancers du cerveau, des suicides ou de la tuberculose en Afrique. Il s’agit bien plutôt de se demander : dans ce champ primordial des « morts évitables », pourquoi les décès liés au coronavirus sont-ils parvenus à mobiliser l’attention mondiale aussi magnifiquement ?

Pourquoi n’y est-on pas parvenu avec les cancers dûs aux pesticides, par exemple, avec la pollution atmosphèrique qui fait 45 000 mots par an en France ou pire encore avec le réchauffement climatique ?

Et pour poser la question plus politiquement encore : pourquoi ce décompte si précieux et cette attention portée à la vie, ne l’active t-on pas pour les 30 000 migrants sauvés par SOS Méditerranée en deux ans puis les 8 000 (probables) qu’on a laissé criminellement se noyer tout le temps que la France bloquait le navire à quai en lui refusant un pavillon ? Quel effet produirait un compteur des noyés chaque soir à 19h30 avec des images des canots qui coulent ? (...)

on ne peut s’empêcher de poser la question, non qui tue, mais qui sauve :

Comment réussir à ouvrir, pour nos crises écologiques globales, une telle fenêtre d’attention nationale et mondiale ? Un tel cadre de visibilité quotidien et suivi ? Une telle hyper-focalisation, si précieuse et si furieusement efficace ?

Déjà : comment y a t-on réussi ici ? Le Collectif Malgré tout, sous l’égide de Miguel Benasayag, donne une réponse qui mérite qu’on s’y arrête. Il dit en substance : c’est l’action disciplinaire de nous confiner qui a créé cette visibilité cruciale à la pandémie. C’est le pouvoir qui en confinant, rend tangible le problème, le fait exister, le rend perceptible. En bloquant nos déplacements, il crée les conditions d’une visibilité optimale et exclusive : une focale. Mais il s’appuie pour ça, bien sûr, sur des faits, des probabilités, des menaces explicitables.

Cette action disciplinante, il me semble qu’elle a deux effets croisés, au moins : agir sur les esprits et agir sur les corps. (...)

Ce que je vais dire est horrible : mais le confinement des corps se révèle être une façon optimale de remobiliser un temps de cerveau disponible sur une durée suffisamment longue pour produire des effets. Bien sûr, cette attention est limitée, virtuelle et pervertie, mais elle est indiscutablement efficace. Ce qu’il faudrait, c’est activer et ouvrir cette capacité d’attention et d’empathie aux corps des autres pour tous les autres cas, si nombreux, où leur vulnérabilité est en jeu : vieillesse, maladie, migrations, accidents du travail, violences, harcèlement. Alors se déploierait une écologie de l’attention, à vocation sociale, que le covid révèle ici sur un seul axe.

Viralité psychique et cycles du contrôle
(...)