
L’Union européenne et ses États-membres ont récemment pris plusieurs décisions afin de renforcer leur coopération avec la Libye et d’empêcher les départs de ce pays, malgré la situation géopolitique très préoccupante qui y règne et les risques évidents de violations des droits des migrants. La Cimade et plus de 70 organisations et réseaux européens publient une lettre ouverte destinée aux responsables européens afin de dénoncer ce pas de plus dans l’externalisation des politiques migratoires.
Bruxelles, Paris, le 22 février 2017
LETTRE OUVERTE
Mesdames et Messieurs les responsables européens,
Monsieur le Président de la République française, François Hollande,
Nous, les organisations non gouvernementales, sommes fortement préoccupées par l’orientation de la politique de coopération entre l’UE et la Libye visant à arrêter les mouvements migratoires à travers la Libye, telle qu’énoncée dans la communication de la Commission sur la Méditerranée centrale (25.01.17) et réaffirmée dans les conclusions du sommet de Malte (03.02.17) et les conclusions du Conseil (06.02.17).
La décision de transférer la responsabilité de la gestion des mouvements migratoires le long de la route de la Méditerranée centrale à la Libye ne permettra ni de réduire les violations des droits humains ni de mettre fin à l’entreprise des passeurs. En revanche, cela augmentera considérablement les atteintes aux droits humains et les souffrances des migrants.
Les décisions de l’UE vont augmenter le nombre d’arrestations et le recours à la détention des migrants en Libye, ainsi que les risques de graves violations des droits humains.
Le gouvernement soutenu par les Nations Unies à Tripoli n’a qu’un pouvoir limité et précaire, et est en compétition avec une variété d’autres acteurs. L’UE a décrit la Libye comme étant un pays « non sûr » et la violence systématique à l’égard des réfugiés et des migrants a été abondamment documentée. (...)
Les gouvernements européens ne peuvent pas retourner des personnes en Libye sans violer eux-mêmes le principe international du non-refoulement. En effet, toute personne retournant en Libye risquera d’être exposée à de graves violations de ses droits humains. Ainsi, cette politique de l’UE visant à renforcer la capacité des autorités libyennes à intercepter les réfugiés et les migrants en mer et à les ramener en Libye représente une tentative évidente de contourner les obligations internationales de l’UE en négligeant les conditions alarmantes auxquelles des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants seraient exposés en Libye.
Le financement des entités chargées du contrôle des frontières ainsi que des garde-côtes en Libye, encouragera seulement les arrestations systématiques et la détention des migrants et des réfugiés, ce qui les exposera aux mauvais traitements et aux abus dans les prisons libyennes. Cela empêchera également les personnes qui fuient la persécution de chercher un lieu de refuge sûr. De plus, cette approche condamnera les personnes à des souffrances supplémentaires, totalement inutiles, tout en violant leurs droits humains.
En outre, nous aimerions comprendre avec qui l’UE compte travailler. (...)
Mettre l’accent sur la lutte contre les passeurs n’empêchera pas la migration et n’apportera aucune solution aux souffrances humaines.
L’investissement durable dans les pays d’origine, ainsi que l’ouverture et le renforcement de canaux sûrs et réguliers vers l’Europe constituent le moyen le plus efficace de lutter contre les passeurs. L’aide au développement ne doit pas être liée aux objectifs du contrôle des migrations, mais doit rester au contraire basées sur les besoins des populations vulnérables.
La décision des dirigeants de l’UE de se concentrer sur la lutte contre les passeurs ne limitera pas le besoin de migration. (...)
Au Niger par exemple, suite au renforcement des contrôles à Agadez, des personnes ont commencé à prendre des routes plus dangereuses en passant par le désert, avec un risque très élevé de mourir en route et des passeurs qui augmentent leur prix.
L’ouverture et le renforcement des canaux sûrs et réguliers vers l’Europe est primordial pour empêcher l’activité des passeurs, et est la seule solution pour réduire considérablement le nombre de décès en Méditerranée. Cela pourrait également permettre de diminuer les dépenses de l’UE en matière d’opérations de recherches et de sauvetage.
L’accord EU-Turquie ne peut pas servir d’exemple
L’accord EU-Turquie est cité par le Sommet de Malte comme un « succès », mais le seul critère utilisé pour démontrer ce « succès » est la diminution du nombre d’arrivées en Grèce, alors que l’immense coût humain d’un tel accord n’a jamais été pris en considération. (...)
C’est pourquoi nous vous demandons instamment de :
- Faciliter la mobilité en ouvrant des voies sûres et régulières vers l’Europe pour les réfugiés et les migrants, notamment par la réinstallation, l’admission et les visas humanitaires, le regroupement familial, la mobilité des travailleurs sans considération de leur niveau de compétence, et les visas étudiants.
- Réviser la stratégie établie par le Sommet de Malte pour veiller à ce que des garanties existent en matière de droits de l’Homme et de respect du droit international.
- Garantir que les politiques de gestion des frontières de l’UE aient comme objectif de protéger les populations et leurs droits, et non pas de stopper les mouvements migratoires. Les libertés fondamentales doivent être respectées et les besoins en termes de protection des différents groupes, y compris des plus vulnérables, doivent être évalués et pris en compte.
- Prendre au sérieux les preuves de violation des droits humains en Libye et arrêter toute action qui pourrait amener les gens à être repoussés en direction de la côte L’approche actuelle risque de porter atteinte aux droits fondamentaux et à la primauté du droit, y compris le principe du non-refoulement.
- Évaluer en profondeur la situation des migrants en matière de droits de l’homme et les risques auxquels ils sont confrontés en Libye. Entreprendre une étude d’impact objective et réelle des actions financées et coordonnées par l’UE. Soutenir les agences internationales pour s’assurer que la Libye remplisse ses devoirs en matière de respect des droits humains.
- Mettre en place des mesures spécifiques pour identifier et protéger les groupes vulnérables, notamment les enfants, les migrants et les réfugiés en situation de handicap, les victimes de torture ou de traite et ceux qui risque d’être victimes de discrimination.