
Depuis le début du confinement de masse, il y a de toute évidence quelque chose d’inattendu qui flotte dans l’air. Pas simplement un virus et une propension à se moucher du coude, mais également une petite musique de remise en cause de l’existant. Comme si soudain quelques-un(e)s ouvraient les yeux. Avec cette question en bandoulière, corollaire de la grave crise sanitaire dans laquelle on clapote et du ralentissement à tous crins : le « progrès » technologique et son cortège d’accélérations et d’aliénations sont-ils souhaitables ?
À cet égard, le dernier ouvrage en date de Raphaël Meltz, en son temps fondateur de feu le journal Le Tigre et auteur de quelques romans fort conseillés, apporte son lot de pistes de réflexion. Intitulé Histoire politique de la roue (éd. Librairie Vuibert), cet essai interroge avec brio les présupposés de notre civilisation occidentale, notamment en matière de progrès technique. Focalisé sur la question de la roue, objet à la fois omniprésent et totalement impensé, il permet de décentrer l’analyse et d’envisager un rapport au monde complètement renouvelé. Entretien sans masque. (...)
Pourquoi s’être lancé dans ce projet ?
« Il y avait d’abord cette interrogation basique : d’où vient la roue ? C’est un objet à la fois extrêmement banal et très peu interrogé. Je le dis en introduction : dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, on voit que dans les dernières années 374 ouvrages sur Nicolas Sarkozy ont été publiés, alors qu’il n’y en a pas eu un seul spécifiquement consacré à la roue – constat troublant... Quand j’ai commencé les recherches, j’ai d’abord été confronté à des considérations très techniques, présentes dans le livre, mais je me suis rendu compte que ce qui est véritablement fascinant, en fait, c’est ce que la roue raconte de l’histoire de l’humanité. Par son intermédiaire, on peut interroger la question du mouvement, du progrès à tout prix. Une problématique d’autant plus parlante pour moi que je connais bien le Mexique, pays de plusieurs des grandes civilisations précolombiennes. Or il faut savoir que ces civilisations ont dans un certain sens refusé d’inventer la roue. »
Tu abordes cette histoire sous un biais farouchement politique... (...)
deuxième partie, “Un monde sans roue”. J’y interroge notamment l’absence de véhicules à roues dans l’Amérique précolombienne. Il se trouve que dans des zones correspondant au Mexique et à l’Amérique centrale actuels, le principe en était connu. Dès 1880, un explorateur, Désiré Charnay, découvre dans un cimetière des jouets pour enfants dotés de roues. Et depuis on a trouvé des dizaines d’exemples, dans des lieux différents, de ce genre de petits véhicules à roulettes. Sauf que ladite roue n’était pas utilisée dans la vie quotidienne, le commerce ou la guerre. Cette énigme incroyable a suscité de nombreuses réflexions (...)
« Pour comprendre ce qui se joue, il faut se décentrer de la vision occidentale, qui s’est imposée dès le XVIe siècle et la conquête du Mexique par Hernán Cortés. On voit alors les Aztèques comme un peuple attardé parce qu’il ne possède ni la roue ni le fer. Le récit occidental a longtemps été celui des conquistadors, vus comme des aventuriers malins et courageux. Or ce qui est le plus notable chez Cortés et ses hommes, c’est surtout leur veulerie et leur avidité. Les Aztèques, qui n’étaient évidemment pas exempts de défauts (notamment cette désagréable habitude consistant à se faire des soupes avec les restes de leurs ennemis vaincus...), n’avaient par contre pas le culte de la richesse. Quand l’empereur Moctezuma reçoit Cortés dans son palais, il lui explique qu’il n’a pas beaucoup d’or mais qu’il veut bien le partager : “Tout ce que j’ai est à vous, si vous le souhaitez.” Et c’est pour cette raison que les Aztèques finissent par être écrasés : ils ont du mal à comprendre que les autres sont des ennemis. Alors que les Espagnols sont obsédés par l’or, leur quête absolue, au point de fantasmer un immense trésor qui ne sera jamais trouvé, et de torturer le dernier empereur aztèque, Cuauhtémoc, pour lui faire avouer où il a caché l’or qu’en réalité il n’a pas. Car l’or, pour les Aztèques, ce n’est pas tant la richesse que la beauté. (...)
Tu expliques que les Aztèques auraient refusé la roue pour ne pas changer leur rapport à l’espace...
« Sur ce point, je fais appel au travail de l’anthropologue Pierre Clastres, que j’utilise en le décalant d’un cran, parce que lui a travaillé sur les “sociétés sans État”, ce qui n’est pas le cas des Aztèques où il y a une puissante institution centrale. Je reprends ses interrogations sur la question du manque supposé de développement des peuples “sans foi, sans loi, sans roi”, qu’on a toujours définis par ce “sans”. Or le fait est que ces attributs ne leur manquaient pas. Et c’est pareil avec la roue : j’émets l’hypothèse que les peuples précolombiens décident de se passer de la roue parce qu’ils ne s’intéressent pas à ce qu’elle pourrait leur apporter. Parce qu’elle change l’appréhension de l’espace et du temps, qu’elle fait passer à une autre échelle. Or la conception aztèque du monde n’est pas fondée sur une recherche d’expansion à tout prix. D’ailleurs, leurs guerres sanglantes relevaient davantage du rituel que de la volonté de conquête : il s’agissait la plupart du temps de capturer des prisonniers pour pouvoir les sacrifier afin de plaire aux dieux. Et non pas d’agrandir leur territoire, comme dans les guerres européennes. » (...)
Tu expliques que les Aztèques auraient refusé la roue pour ne pas changer leur rapport à l’espace...
« Sur ce point, je fais appel au travail de l’anthropologue Pierre Clastres, que j’utilise en le décalant d’un cran, parce que lui a travaillé sur les “sociétés sans État”, ce qui n’est pas le cas des Aztèques où il y a une puissante institution centrale. Je reprends ses interrogations sur la question du manque supposé de développement des peuples “sans foi, sans loi, sans roi”, qu’on a toujours définis par ce “sans”. Or le fait est que ces attributs ne leur manquaient pas. Et c’est pareil avec la roue : j’émets l’hypothèse que les peuples précolombiens décident de se passer de la roue parce qu’ils ne s’intéressent pas à ce qu’elle pourrait leur apporter. Parce qu’elle change l’appréhension de l’espace et du temps, qu’elle fait passer à une autre échelle. Or la conception aztèque du monde n’est pas fondée sur une recherche d’expansion à tout prix. D’ailleurs, leurs guerres sanglantes relevaient davantage du rituel que de la volonté de conquête : il s’agissait la plupart du temps de capturer des prisonniers pour pouvoir les sacrifier afin de plaire aux dieux. Et non pas d’agrandir leur territoire, comme dans les guerres européennes. » (...)
: “Je préférerais ne pas.” S’abstenir, simplement. On a le droit de refuser une technologie, on n’est pas obligé de s’en saisir parce qu’elle est là, devant nous. Et j’ai l’impression que c’est une manière de penser qui revient très timidement au goût du jour face à l’inflation des technologies contemporaines. (...)